Chapitre troisième
Kaboji avançait sur les pentes raides menant aux Cimes lorsqu’il comprit sa première erreur. Ne jamais, jamais, aller en montagne avec des talons. Surtout dans la neige… Il comprit sa deuxième erreur en descendant l’escalier. « Mais comment font-elles ? » songea-t-il en descendant les marches avec beaucoup de précautions.
Lorsqu’il fut en bas de l’escalier, il s’assit sur la dernière marche. Il enleva les escarpins et se frotta machinalement les pieds. En regardant autour de lui, il soupira d’aise, heureux de retrouver ces terres qu’il avait transformées. Plus une vache et plus de fourmi. Il avait épuisé le massif de granite pour construire son manoir. Ah ! Son manoir ! De hauts murs percés de quelques fenêtres, et ses tours à chaque angle, abritant les escaliers desservant les trois étages, et la tour centrale où il aimait se rendre pour admirer le paysage au soleil couchant. Il se sentait bien. Le dragon incendiaire volait au loin, majestueux. Il en avait grillé quelques-uns celui-là, qui avaient essayé de s’approcher trop près de sa demeure. En échange, il fournissait du bois et ne s’approchait jamais du nid situé dans les falaises. Le doux gargouillis des cascades lui était une douce musique. Avec le reste de granite, il avait fait ériger des colonnes sur lesquelles les passants pouvaient admirer des représentations des anciens dieux, ainsi que quelques mises en garde s’ils s’approchaient de trop près du manoir sans y être invités.
Ses yeux se posèrent sur ses mains, fines et fermes, qui malaxaient ses pieds. Le bruit des cascades, le petit vent chaud du sud qui apportait les odeurs de la plaine et ses petits massages l’emmenèrent dans une douce rêverie. Certaines images de la matinée lui revenaient et provoquaient de chaudes sensations. Une idée un peu bizarre lui vint tout à coup à l’esprit : s’il devait rester femme, il serait content que ce soit dans ce corps.
Il contemplait encore les prairies et, au loin, son potager lorsqu’il vit une forme rose penchée sur une fleur. Instinctivement, il voulut saisir son Chu Ko Nu lorsqu’il comprit, troisième erreur, qu’il était non pas un rôdeur mais une nécromante et qu’il ne savait pas comment ça fonctionnait !
Un escarpin dans chaque main, en guise d’arme, il descendit le second escalier et s’approcha de ce qui semblait être une jeune femme occupée à recueillir des pétales. Il ne semblait pas y avoir de danger.
- Bonjour ! salua Kaboji.
- Hein ?! s’exclama la jeune femme en sursautant.
- Je suis Ka… la générale Iniorel, du Souffle. Nécromante de mon état, bluffa-t-il.
- Enchantée, si je puis dire, je suis Kat Astroff, apprentie de la sorcière Hécate Homb.
- Et que faites-vous par ici ?
- Ho ! C’est un peu compliqué. Pour mes travaux pratiques, je dois réaliser des enchantements et j’ai besoin de certains produits, comme ces pétales.
- Et vous travaillez sur quoi en ce moment ?
- Hé bien, en théorie, nous sommes sur le cours d’inversion de karma chez les nez fastes. Heu ! pardon ! Les néfastes.
- Et ? s’enquit Kaboji qui, confusément, sentait que la clef du problème n’était sans doute plus bien loin.
- Hier soir, je me suis entraînée mais je me suis aperçue d’une erreur dans ma potion et que j’avais lancé le sortilèges des amants éconduits.
- Sur qui ? s’alarma Kaboji.
- Ca je ne sais pas. Il est parti comme une flèche. Mais il était très beau.
- Et qu’arrive-t-il à ceux qui reçoivent ce sortilège ? sollicita, le plus calmement possible, Kaboji.
- Si j’ai bien compris, si l’un des deux est encore amoureux, chaque esprit va dans le corps de l’autre. Cela les oblige à se retrouver. C’est mignon, non ?
- … Et ça s’inverse comment ?
- Comme pour les grenouilles, avec un baiser bien sûr ! Rigolo, non ?
- … … Pas vraiment. C’est tombé sur moi et je vais retrouver mon corps dans ce manoir, là-bas. Suivez-moi !
- Et mes pétales ?
- Plus tard, si Iniorel ne vous transforme pas en crapaud !
En maugréant, Kat suivit Kaboji qui se dirigeait vers le potager. Par habitude, il y jeta un petit coup d’œil pour voir si tout allait bien. La grande ombre qui fondit sur eux précéda de peu la longue traînée de feu lancée par le dragon incendiaire. D’un bond, il sauta sur la jeune sorcière et roulèrent sur le côté. Offusquée, cette dernière se releva et s’exclama : « Navrée, mais vous n’êtes pas mon genre ! » Puis, avisant quelques flammèches dans les cheveux de Kaboji et sur son manteau, elle les tapota gentiment et ajouta : « Tiens ! C’est un sortilège que je ne connaissais pas ! »
Se souvenant de son apparence, Kaboji comprit qu’il devait faire vite avant un nouvel assaut du dragon. Il poussa Kat devant lui et l’obligea à dévaler le dernier escalier et à courir vers l’entrée du manoir. Avec le talon de son escarpin, il frappa à la porte, qui s’ouvrit presque immédiatement sur Kaboji. « Vite ! Embrasse-moi ! » cria Kaboji.
* * * * *
Iniorel se trouvait non loin de la porte quand elle entendit frapper. Elle alla ouvrir et eut un choc, puisque ce fut elle-même, ou du moins son corps, qu’elle vit devant elle ! Un corps qui lui cria de l’embrasser. Ce qui confirmait son soupçon initial.
Ca, c’est du Kaboji tout craché !
La colère flamboya en elle et elle leva le poing, prête à châtier celui qu’elle croyait responsable de son état. Mais c’était elle qui lui faisait face. Elle ne pouvait pas frapper son propre visage ! Elle resta là, le poing levé, à hésiter quant à la conduite à tenir, puis finalement se contenta de l’agripper par le col et de le secouer tel un prunier. Comme toute elfe noire, Iniorel était mince et légère, le corps de Kaboji devait faire presque le double de son poids. Kaboji, dans le corps de l’elfe noire, ne pouvait pas lui résister. Elle lui hurla au visage :
« QU’AS-TU ENCORE FAIT ?!
- Tu vas tout d'même pas frapper une faible femme ? fit mielleusement Kaboji.
- Je ne vais pas... me frapper moi-même, tu veux dire ! Et réponds à ma question !
- Non !
- Quoi ?! Tu refuses de me répondre ?
- Je ne t'ai jamais rien demandé sur ce ton et en omettant jamais de dire s'il-te-plaît ! répondit Kaboji d'une voix douce en faisant les yeux de biche.
- Tu... tu essaies d'abuser de la situation? fit une Iniorel suffoquée.
- Non ! répondit plus sérieusement Kaboji, mais nous n’avons pas parlé ensemble depuis des années et la première chose que tu me dis est un reproche. J'ai été plus courtois, je te signale !
- Je... bon, je veux bien l'admettre, mais si je suis hors de moi... heu, enfin, en colère, je veux dire... c'est bien parce que tu nous as mis dans cette situation, non?
- Hé bien ! Non ! C'est l'autre, là, derrière. »
Iniorel regarda par-dessus l'épaule d'...elle-même et ne vit personne !
- L'autre ? Tu as un ami invisible maintenant ?
Kaboji se retourna vivement et ne vit effectivement personne ! Il fila vers le perron et aperçut Miss Astroff regardant les cieux en tendant une baie vers le dragon !
Complètement givrée, celle-là, elle va se faire griller au prochain passage, c'est sûr !
Il attrapa Kat Astroff par un bras et la traîna à l'intérieur du manoir. Iniorel n'avait pas bougé. Bras croisés, elle détailla la donzelle.
- Voilà la responsable ! triompha Kaboji.
- Elle ? fit Iniorel, sceptique. Mais je ne la connais même pas. Pourquoi aurait-elle fait cela ?
- Raconte ! ordonna Kaboji.
Alors, Kat Hastroph raconta la même histoire que celle narrée un peu plus tôt à Kaboji. Iniorel se détendait au fur et à mesure qu'elle comprenait mieux la situation.
« Alors, c'était un bête raté d'un sort de magie? Aucune mauvaise intention de sa part? Tu ne l'as pas poussée à me jeter un mauvais sort, tu es bien sûr...? marmonna Iniorel, à moitié convaincue.
- Pourquoi aurais-je fait un truc pareil ? Au bout de plus de vingt ans ?
- Je me le demande bien, en effet ! Bon, et comment on met fin à ce sort ? »
Kat Astroff intervint, un doigt sur le nez : « Il faut un baiser. Un vrai baiser amoureux. Sinon, ce soir, vous garderez vos nouveaux corps !
- Vous ne l'aviez pas dit, tout à l'heure, intervint Kaboji.
- Un vrai baiser amoureux...? J'en étais sûre, c'est toi qui as ourdi tout ça juste pour m'extorquer un baiser !!!
- J'aurais bien aimé... Mais de t'avoir vu ce matin, nue dans la glace, c'était bien meilleur !
- Tu... Je... Je devrais te... »
Iniorel s'arrêta, songea à la scène et ne put s'empêcher de pouffer.
- Et qu'en as-tu pensé? minauda-t-elle, ce qui rendit assez mal avec les traits de Kaboji.
- Ho ! Ma trogne !
Kaboji reprit plus sérieusement : « Tu es magnifique. »
Iniorel sentait sa colère fondre comme neige au soleil. Elle ne croyait plus sérieusement que Kaboji fut responsable de tout cela. Et la situation avait quelque chose de cocasse. « Tu sais encore me parler. A l'époque, tu troussais déjà fort bien le compliment, quand tu t'en donnais la peine... »
Kat Astroff intervint : « Bon, ben, vous faites comme vous voulez, hein ! Moi, je peux plus rien faire, alors... ! J'ai vu un gentil dragon dehors, je vais aller lui parler un peu. A bientôt ! »
Kaboji et Iniorel ne retinrent pas Kat Astroff. Ils se regardèrent un temps et Kaboji rompit la glace.
- J'ai trouvé intéressant d'être dans ta peau. Tu as vu ? Je t'ai fait un peu plus sexy !
- Faite.
- Fête ?
- Je t'ai faitE un peu plus sexy, s'impatienta Iniorel, sinon, tu vas te faire repérer.
- He ... d'accord, mais de toute façon, j'aimerais bien récupérer mon corps. Si tu es d'accord, bien sûr.
Iniorel sembla hésiter.
- Hé bien... en fait... je ne sais pas trop... C'était certes très inattendu, mais pas inintéressant... Je me demande si je ne devrais pas prolonger l'expérience....? Laisse-moi y réfléchir.
Elle attendit une demi-seconde pour livrer son verdict:
- D'accord, on échange.
Elle riait sous cape de voir l'expression tendue de Kaboji se transformer en un soulagement plus qu'évident.
- Pour la façon de procéder, Kat était sérieuse? Il faut vraiment un baiser amoureux?
- Oui. Comme les grenouilles qu'elle a ajouté. Mais personnellement, je n'ai jamais embrassé de grenouilles !
- Tant mieux, ça aurait pu me dissuader... beurk.
- Hé ! Dis voir ! Il est pas pourri le Kaboji ! Il peut suivre une piste sans se faire repérer, descendre n'importe quelle bestiole à vingt pas, et j'ai encore du succès avec les femmes ! ... Bon... Pas toute ... mais quand même ! bougonna Kaboji.
- Je parlais de l'idée d'embrasser un homme qui roulerait des patins à des amphibiens. C'est tout. Tu sais bien que t'embrasser ne me répugnait pas, loin de là...
Un ange passa. Un deuxième suivit son sillage.
C'était finalement assez perturbant pour Iniorel de remuer ces vieux souvenirs, comme s'ils n'étaient pas que des souvenirs...
- Essayons ! tenta Kaboji.
Iniorel eut un instant d'hésitation. Embrasser le rôdeur ne lui posait pas de problèmes, mais ce qui pourrait en résulter la tracassait. Elle aurait préférer laisser le passé là où il était. D'un autre côté, il fallait que ce passé ressurgisse, sinon le baiser resterait sans effet. Et ça, c'était le plus important.
Kaboji fit un pas en avant. L'idée de s'embrasser lui-même le gênait.
Iniorel n'était pas plus à l'aise à l'idée d'embrasser son reflet dans ce miroir vivant qu'était devenu Kaboji. Cela lui faisait l'effet d'être dans la peau de Narcisse.
Elle se concentra sur l'image de Kaboji, fermant les yeux et se remémorant le temps qu'ils avaient passé ensemble.
Kaboji ferma les yeux, tendit la tête et faisant ressortir les lèvres d'Iniorel, prêt pour un bisou de cour de récréation.
Lorsque Iniorel sentit renaître en elle les émotions oubliées, elle se lança. Ses lèvres vinrent rencontrer celles de Kaboji, même si techniquement c'était l'inverse ! Et ce doux contact raviva tellement de choses qu'une flamme se ralluma, quelque part en elle.
Le baiser se prolongea.
Kaboji ressentait une curieuse impression. Il prit une pause moins guindée, se rapprocha et entrouvrit les lèvres. Un vrai baiser ! Il sentait le désir arriver. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il avait Iniorel en face de lui, souriante. Ce sourire qu'il ne lui avait connu que dans l'intimité.
Les paupières d'Iniorel se rouvrirent sur le visage de Kaboji, un visage sérieux mais heureux, sans ce masque de décontraction apparente qu'il affectionnait. Un visage qu'elle était une des rares personnes à connaître.
- Alors ça a fonctionné...
- Content de te revoir ! ... Pourquoi nous sommes-nous quittés ?
- Moi aussi, dit-elle dans un sourire. Pourquoi...? C'est vrai qu'au fond, je ne t'ai jamais vraiment expliqué les raisons de mon départ.
Iniorel plongea en elle-même pour en ressortir ce qui l'avait poussé à rompre presque trente ans plus tôt.
- Est-ce bien nécessaire ?
- Je pense que je te dois bien une explication, oui... C'est avant tout une question de culture, je pense. Contrairement aux humaines, les femmes de mon peuple ne se lient pas aux hommes qu'elles côtoient. Elles s'en servent comme de jouets puis les rejettent. C'est là la voie de Lloth, la Reine Araignée que vénèrent les femmes de mon peuple. Depuis que je vis parmi les humains, j'ai évolué sur ce sujet, mais pas tant que ça... J'ai eu perdre de perdre ma liberté avec toi. En fait, j'avais envie de te l'offrir. Et ça m'a fait peur.
Elle secoua la tête.
- J'ai bien conscience que j'ai gâché ce qui existait entre nous. Essaie de ne pas trop m'en vouloir.
- Gâché ? Non ! Pour ma part, je n'ai que de bons souvenirs. Sauf à la fin, bien sûr. Là, je t'en ai voulu. ... D'ailleurs, faut qu'j’te dise un truc. En te remplaçant, j'ai eu envie de te faire une petite plaisanterie...
- De quel genre ? s'alarma Iniorel.
- Heu ! Disons que j'ai peut-être un peu abusé de ton pouvoir de séduction... Un peu... pas trop...
- Auprès de qui, d'abord? Et qu'as-tu fait, exactement?
- Trois fois rien. Juste une p'tite blague. Mais bon ! ... J'aimerai te garder à souper... Ca te dirait ?
- Un souper? Ma foi... je ne dis pas non. Le temps pour moi de rentrer à mon village gérer les urgences et je peux être de retour pour l'heure du repas.
Elle eut un sourire en coin.
- Et ça te laissera également le temps de revisiter ton intérieur... J'y ai apporté une petite touche personnelle.
- Heu... ! Tu préfères pas rester ? Te balader seule en escarpins dans la montagne, c'est risqué. Tu repartiras demain, si tu veux.
- Demain...? Je croyais que c'était une invitation à souper ?
- Tu ne vas pas repartir de nuit ! Et puis ... moi, ce baiser m'a paru un peu court...
- Moi aussi... hum... et c'est vrai que quand je suis partie, nous ne nous sommes jamais dit au revoir correctement...
Finalement, cette péripétie inattendue allait peut-être lui permettre de faire les choses comme elles le méritaient, cette fois. Certaines secondes chances n'étaient pas toujours évidentes, mais elles n'en avaient pas moins le mérite d'exister. Il fallait les discerner et s'en saisir.
Et la porte du manoir se referma sur les deux anciens amants réconciliés... peut-être...
* * * FIN * * *
[HRP]
Merci à Kaboji pour ce plaisant exercice d'écriture à deux.
Et merci à vous de nous avoir lus. Nous espérons que ce récit vous aura plu.
[Fin HRP]