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Terre des Éléments

Prières pour une mer de pluies


imbrium
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C'était le troisième jour de deuil, le jour du Don.

A l'aube, toutes les femmes de la famille s'étaient rassemblées dans la chambre de la défunte pour le partage.

Elles étaient toutes là, vêtues de leurs saris multicolores, les sœurs, la grand-mère, et les deux filles.

La plus jeune, Nubium, avait encore les yeux rouges et la voix râpeuse qu'ont les enfants quand ils ont trop longtemps sangloté. Mais elle était aussi excitée à l'idée de découvrir enfin les mystérieux trésors que possédait sa mère.

Les femmes s'assirent sur les nattes et les tapis, autour de la matriarche aux yeux laiteux.

Nectaris, la tante de la fillette, resta debout. C'était à elle de distribuer les objets de la disparue.

Le griot, dans un coin, assis sur ses talons, son apprentie à ses côtés, suçotait ses dents en attendant patiemment. Il avait pour rôle d'enregistrer dans sa mémoire toute la répartition, comme il emmagasinait depuis maintenant 30 ans toute l'histoire familiale des Adkan al Djah'

La tante ainée s'approcha du grand coffre, celui où étaient entreposées les soies et commença le partage.

...................................

La journée tirait à sa fin. On avait appelé les esclaves pour qu'ils éventent l'air devenu trop chaud et trop sec malgré les moucharabiehs protégeant des rayons solaire et malgré la présence du jardin tout proche. On avait servi le thé et les dattes, on avait retracé la vie de la morte à partir de chaque tissu distribué.

Après les tissus étaient venus les oiseaux, puis les bijoux d'argent et d'ébène, l'or étant considéré comme grossier chez les Lidj. Et enfin les épices, symboles de la richesse familiale, dont le commerce leur avait permis de devenir dihqan, nobles à la cour.

Nubium était fatiguée. Toute cette immobilité parmi les lourdes senteurs de musc et d'encens l'endormait. Elle avait reçu une étole de soie vert d'eau et un sari, un oiseau du paradis dans sa cage d'osier, deux lourds bracelets d'ébène bien trop larges pour ses fins poignets.

Devant elle, sur le tapis de laine, était posé le coffret à épice en bois marqueté. Toute les femmes de la famille en possédaient un identique, avec le même symbole sur le couvercle arrondi.

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La petite fille de 9 ans avait reçu de l'héritage de sa mère la cannelle et la cardamome ; ce qui avait provoqué chez ses aînées des plaisanteries grivoises quant à sa future destinée d'adulte. La tradition voulait en effet qu'on prédise le destin d'une femme d'après les épices qu'elle recevait durant l'enfance.

La cérémonie allait se terminer. Il ne restait qu'un seul coffret, la cassette aux ivoires, transmis religieusement de génération en génération. N'étions nous pas chez les Adkan Al Djah', les Sombre-Ivoire ?

Comme le voulait la tradition, c'était à la benjamine d'ouvrir le coffret. Nubium se leva et prit, les mains tremblantes, la cassette des mains de sa tante.

Elle ouvrit l'écrin et admira les délicats ivoires couchés sur une feuille de parchemin jauni.

Elle ferma les yeux, attrapa délicatement un des ivoires, le cacha dans sa paume et tendit son poings serré devant elle. Lorsqu'elle sentit une main douce et chaude toucher son poing crispé, elle ouvrit les doigts et laissa tomber l'objet. Silencieusement, la femme repartit.

Elle recommença l'opération jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul objet dans le coffret, l'ivoire qui lui était destiné.

Elle rouvrit les yeux, et regarda l'ivoire qui lui était échu. Il représentait une rose, aux pétales finement dessinés et polis. L'artiste avait donné à son œuvre une impression de délicatesse, de fragilité et de mouvement, comme une fleur qui s'ouvre à la rosée.

Alors qu'elle posait le bijou près de son coffret à épices, son regard fut attiré par le parchemin tapissant l'écrin maintenant vide.

Un mouvement d'éventail avait soulevé un coin du papier et il lui avait semblé avoir vu un dessin.

Délaissant le joyau, elle déplia le vélin et se trouva face à un étrange portrait.

Se levant d'un mouvement souple et fluide, elle tendit le portrait face aux femmes et s'écria :

Tantes-Sœurs ?!!! Qui est donc cet homme ?

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Seul le silence lui répondit. Un silence lourd, un silence plein, gavé, débordant d'émotions, ce celles qu'on cherche à cacher, de celles qu'on cherche à oublier, parce qu'on a honte, parce qu'on a trop aimé, trop pleuré, parce qu'on a été déçu et parce qu'on a espéré.

Mais elles le savaient toutes. Elles l'avaient su depuis le début de la cérémonie. On ne pouvait retracer la vie de Spumans, depuis trois jours décédée, maîtresse de la Lune et de l'Ivoire sans évoquer son fils.

La voix du Griot, sèche et claire, rompit la brume du silence.

Il s'appelle Imbrium.

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Le pacte qui lie la caste des Griots à chaque famille noble veut qu'un griot ne puisse conter une histoire que lorsqu'on lui en fait la demande.

Mais ce même pacte exige que lorsqu'un griot débute sa narration, toutes les personnes présentes l'écoutent jusqu'à ce qu'il décide de se taire.

La gamine avait posé une question. Le griot avait été sollicité, même involontairement. Et il était bien décidé à conter son histoire.

La grand-mère aux yeux blancs poussa un soupir.

Le serment sera respecté. Esclaves, apportez le thé, les dates et le lait. Qu'on répande la menthe et qu'on aille dire aux hommes que le Conte est dit dans le Gynécée.

Installez vous, mes filles et faites silence. Seule la demandeuse peut interrompre Celui qui Dit par ses questions. Ainsi il a été promis et ainsi il sera.

Maitre Mémoire, voici l'eau et l'épice. Réveille les souvenirs afin que la lignée à jamais survive.

Le griot accepta le bol d'eau fraiche apportée par un jeune esclave et y trempa ses lèvres. Il jeta un regard à sa jeune apprentie pour voir si elle était prête. L'adolescente maigrelette était immobile, les membres rigides et les yeux révulsés. En transe de mémorisation. Chaque mot prononcé serait enregistré par sa disciple pour que l'histoire à jamais demeure, ainsi que le voulait leur ordre et leur serment.

Le soir était tombé. Dans le jardin, les oiseaux s'étaient tus, laissant place aux stridulations obsédantes des criquets, ponctuées de temps à autre par l'appel anxieux d'une grenouille.

A part l'ancêtre assise sur un petit tabouret de bois, toutes les femmes et filles étaient allongées sur les tapis ou adossées contre les murs de chaux, les yeux fermés. Elles connaissaient toutes le pouvoir d'évocation des griots et savaient bien que la vue était inutile pendant le dit.

Sûr de l'attention de son auditoire, il commença le conte. Pour l'instant, une simple narration. Il passerait au Grand Chant plus tard, afin que son public se retrouve, par sa magie, au cœur de l'action.

Plus tard.

Imbrium Adkan Al Djah' a vu le jour il y a 27 ans de cela, troisième de la lignée, fils de Spumans Adkan Al Djah', Maitresse de la Lune et de l'Ivoire et de Noachis Hadjîb Alaad, Noble de l'Epice. La Lune était pleine, heureux présage, et sa mère, quoiqu'affaiblie et ayant frôlé la mort lors de la délivrance, le chérit de toute son âme dès qu'elle posa les yeux sur lui.

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Le cheveu neigeux et l'œil sombre, ainsi qu'il sied à un Sombre Ivoire, l'enfant possédait aussi les traits fins et les os légers de sa lignée maternelle, la seule qui compte en cette ville.

Il passa sa prime enfance à être cajolé.... Une pause..... Chéri.... Une pause, plus longue.... Pourri par sa mère qui en raffolait.

C'était en effet le premier de ses enfants qui était tout à elle, le seul qu'elle garderait, le seul qui pourrait sa vie durant rester auprès d'elle.

Etre Noble, on le sait, se mérite et se paye en fils et en filles ...

La première fille, dès sa naissance, est élevée dans le but de perpétuer le nom et la lignée. Passant sa vie chez les femmes de la tribu disséminées à travers tout le pays afin de maitriser les arcanes familiaux et les rouages subtiles du Sérail, elle est enlevée à sa mère à peine sevrée. Maîtresse sans avoir eu le temps d'être fillette, courtisane comploteuse à l'âge où les autres gamines coiffent encore les cheveux de lin de leur poupée.

Le premier fils est offert aux Dieux afin de ne point les offenser. Sachant qu'il quittera la famille une fois ses 16 ans révolus, on ne s'attache guère au puiné mâle, enfant ombre en attente de partir honorer les dieux, petit fantôme qui grandit sans affection ni intérêt avant de se transformer, à l'adolescence, en être avide de plaisirs intenses et interdits car si brefs! si courts! .... Avant que le dais de la religion ne les coiffe et ne les éteigne à tout jamais.

Mais le benjamin... Le miel de sa mère, son réconfort, son trésor et la promesse d'amour et d'affection pour une vieillesse qui, déjà, insidieuse et rampante, apparaît, au détour d'une ride presque translucide...

La voix sembla enfler soudain, puis se réverbérer, couler comme la vague et glisser comme le vent.... Puis elle ne fut plus là... Et la scène apparut sur les paupières closes des auditrices qui humèrent soudain les senteurs décrites, sentirent les dalles chaudes sous leurs pieds nus telles que les contait le griot.

Il employait le grand chant et elles étaient plongées dans le Dit.

L'enfant court, ses pieds nus sur les dalles ocres. Son corps rondouillard se déplace avec gaucherie, il souffle fort, des halètements secs et sifflants. Sur ses cheveux blancs, la sueur se mélange à la laque, créant un effet grisâtre.

Les femmes accroupies sur les nattes l'encouragent et lui envoie des mots doux pendant qu'il mime un combat contre une créature imaginaire, une minuscule épée-jouet en acajou dans la main.

Malgré l'ombre prodiguée par les dattiers, il a chaud, sa tunique de soie l'engonce et le gène mais sa mère et ses tantes sœurs le regardent, l'admirent, l'aiment, alors, il n'en tient pas compte, alors, il joue aux héros.

Il ne jette pas à seul regard à la silhouette terne de son frère, debout contre le mur, à l'écart, qui le regarde d'un air méchant. Ce n'est qu'un futur petit prêtre!

Lui, Imbrium, ici, est le Prince en son palais. Son rire fuse, enfantin et cristallin et les encouragements affectueux de sa mère lui répondent.

Sa vie n'est que délices et ainsi sera demain ainsi que le jour suivant et tous ceux qui viendront

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Le Conteur revient au chant mineur et les femmes s'agitent doucement, comme lorsqu'on sort d'un rêve étrange, l'esprit alourdi et embrumé, mais les images et émotions du rêve encore présentes.

Ainsi se déroula l'enfance d'Imbrium, vie de plaisirs et de satisfaction, enfant plantule croissant grâce au riche engrais qu'est le mélange de l'amour maternel et de la richesse paternelle.

Une horde d'esclaves pour assouvir le moindre de ses caprices, l'enfant grandit sans connaître le moindre refus, petit despote grassouillet imbu de lui-même.

A la puberté, son appartenance à la Haute noblesse lui valut le privilège d'être déniaisé par une concubine impériale, ce qui ne contribua pas à développer sa modestie. Il découvrit à 13 ans le monde fabuleux et irréel des fêtes de la noblesse, les rencontres avec les héritières calculatrices, les hallucinations provoquées par la fumée de Qät, les stupeurs narcotiques dues aux liqueurs d'épices, les virées dans les bas quartiers pour jouer à se faire peur, pour jouer à l'aventurier, alors même qu'une armée de garde du corps se tient prête, dans l'ombre, à occire le malheureux manant qui s'approcherait de trop près.

Grand chant.

Les membres sont engourdis, les idées ont du mal à s'accorder. Tout parait revêtu d'un enduit rougeâtre. Imbrium éclate de rire mais le son semble sortir au ralenti, comme dégoulinant, bavant de la bouche entrouverte et la voix est rauque et granuleuse.

Il est affalé sur les coussins tachés d'un tripot du port de Hanno. Le narguilé à ses côtés glougloute doucement tandis qu'un de ses compagnons de débauche aspire la fumée jaune. Une jeune catin au visage abîmé se pelotonne contre la soie fine et arachnéenne qui recouvre son torse. Lorsqu'il lève les yeux, il distingue dans une sorte de buée poisseuse les lueurs avides de nombreuses paires d'yeux braqués sur leur groupe. Maquereaux, mercanti et margoulins espérant un signe, une invite qui les autoriserait à franchir la limite impalpable, la distance de sécurité mise en place par les gardes en livrée qui surveillent leurs protégés.

Imbrium ricane et il ne sait même pas pourquoi. Qu'importe le jour, qu'importe la femelle, qu'importe le lieu, qu'importe tout ça!! Tout n'est que jeu et rien n'est important.

Demain, son benêt d'aîné rencontrera l'oracle qui lui attribuera un Dieu à vénérer.

Demain, Imbrium recherchera une Première Fille de Lignée pour conclure une alliance.

Demain il se réveillera dans son lit sous la caresse des doigts frais d'une esclave puis, lorsqu'il sera en forme, il ira rendre visite à sa chère mère dans sa chambre, débitera quelques compliments sur sa jeune sœur née il y a peu avant de réclamer d'un ton cajoleur et geignard quelques piécettes supplémentaires pour assurer la fête du jour suivant.

Un mouvement sur le côté attire son attention. Un garde de la famille, haletant, vient de pénétrer dans la taverne, essoufflé et transpirant. Que lui veut-il ? La fête vient juste de commencer, il est hors de question qu'il rentre maintenant ! C'est le genre d'incident qui peut nuire à sa réputation de noceur : « vous savez quoi ? Hier, Imbrium a du rentrer à la maison appelé par sa Moman ! ah ah ah ah ! »

Il repousse d'un geste agacé la main de la putain qui s'agitait dans son saroual et s'adresse au soldat d'un ton rogue :

« Que viens tu faire ici, faquin ? Vérifier si je m'amuse ? C'est le cas, tu peux aller le rapporter à ma mère... »

« Maitre, Maitre, vous devez rentrer ! Un grave malheur est arrivé. Votre frère.... »

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Son frère ? Pourquoi venait-on l'ennuyer avec son frère ? Un grand malheur ! La bonne affaire ! Evidemment, il serait envoyé à la prêtrise demain, quel grand malheur que cela !

Mais quelle importance pour lui, Imbrium ?

Son frère pouvait même s'être cassé le cou en tombant des escaliers, qu'est-ce que ça pouvait faire ? Mourir dans un accident ou partir s'enfermer dans un temple, c'était du pareil au même pour les Adkan Al Djah' . Que les Dieux le prennent d'une façon ou d'une autre, tant que la Lignée accomplit le sacrifice d'un de ces fils.

Le garde insistant s'approche, avance la main et frotte sous le nez d'Imbrium quelques feuilles de Saalsq. L'odeur aigre et acide lui pique aussitôt les yeux et chasse la brume ouatée de son esprit.

« Mais comment oses tu ?! Que m'importe ce qu'il arrive à mon frère! Qu'il passe ses derniers moments de noble avec quelques vierges de bordel et qu'il se fasse ensuite oublier à jamais !! Mais qu'on me laisse....»

« Maitre...

Il s'est pendu... »

Le silence comme une couverture, comme un crépuscule tropical, rapide et sans effet d'annonce. Imbrium reste ainsi, yeux rougis plissés par la fumée, bouche molle et pendante. Un de ses compagnons a laissé échapper un hoquet d'horreur en lachant l'embout du narguilé. Même la catin est stupéfaite, ses doigts maigres et tendineux serrant convulsivement sa tunique défaite.

Les femmes s'agitent dans la transe, mal à l'aise, gémissantes et transpirantes. Le griot se tait, laissant son auditoire émerger doucement, sachant que le moment est pénible, avant de continuer....

Une fois toutes les femmes entièrement réveillées, il les regarde, aperçoit les attitudes de gêne: les bouches crispées, les mains qui se tordent, les yeux qui restent obstinément fixés sur la trame du tapis.

Seule l'aïeulle reste impassible, son regard sans vie fixée sur le visage du griot, comme si elle le voyait vraiment.

Avec un sourire de respect à son égard, il reprend son récit, d'une voix basse et grave.

« Blasphème.... Blasphème..... Le mot fuse à travers la ville à mesure que la nouvelle se répand... L'aîné mâle des Adkan Al Djah' a échappé à son devoir sacré ! La veille du choix de l'Oracle !! Déshonneur et Malédiction éternelle sur la Lignée ! Perte du titre de Dihqan ! Exil même peut être, dans un quartier sordide comme Hanno! La chute ! L'abîme ! »

La rumeur enfle, bruisse à travers la cité noble, teintée d'horreur et de morbide fascination... Les Adkan Al Djah' ! Perdus à jamais !

A moins.....

A moins.....

Oui, il y a une seule façon de sauver la Lignée Lidi. De laver la tâche.

Voire même de sortir grandi de cette terrible épreuve...

Un sacrifice... à la hauteur du blasphème.... Pour apaiser les Dieux. Et satisfaire l'Empereur...

Mais acceptera-t-il ? Il n'a jamais été préparé ! Il est si jeune ! Si fragile! Si délicat... Il ne pourra jamais...

Imbrium.....

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Grand Chant

Le soldat redresse le jeune homme, aidé par les autres sbires de sa garde personnelle. La fête est finie. Le nervi jette d'un geste dédaigneux une bourse rebondie sur les genoux de la catin avant de quitter la fumerie, le visage fermé et le regard fixe, trainant un Imbrium hagard et bafouillant:

" Suicidé... Ce rat s'est suicidé.... Pour m'ennuyer... Rien que pour me gâcher ma vie.... Sale petite raclure... Sale petit jaloux sournois ! "

Il stoppe brusquement, manquant faire trébucher le garde.

" Mais que m'importe ? Hein ? En quoi cela me concerne-t-il ? Je n'irais pas ! Ce n'est pas ma destinée ! je dois choisir demain une Fille d'une Sœur-Lignée !! Pourquoi devrais-je renoncer à cette vie de plaisirs ?

Le garde ne dit rien, se contente d'hocher la tête avant de tirer le jeune aristocrate par le bras, peut être un peu plus brutalement qu'il ne le se serait permis la veille encore... Après tout, il n'était plus rien...plus qu'un futur petit moinillon...

Et c'est silencieusement que la troupe armée, entourant un Imbrium titubant aux yeux fous et aux traits décomposés, chemina rapidement à travers les ruelles boueuses du port d'Hanno, longea la muraille imposante du Couvent qui tel un veilleur attentif, dominait le port et la baie avant de s'engager dans les rues pavées et escarpées des quartiers marchands qui menaient, au sommet, aux hauts quartiers et à la Cité Impériale.

Déjà, à l'est, le ciel, là où il rejoignait les flots, blanchissait et les cris des mouettes dérangées dans leur sommeil semblaient comme autant de rires moqueurs aux oreilles du noble déchu.

Là bas, plus haut dans la vaste demeure fraiche et obscure, à peine éclairée par quelques lampes à huile, trois esclaves transportaient le corps sans vie d'un garçon de 18 ans afin d'aller l'enterrer dans quelque fosse commune d'un quartier pauvre.

Là bas, plus haut, dans le jardin protégé par les épais murs ocre d'adobe, une mère effondrée pleurait, entourée de ses servantes. Pleurait et gémissait car elle venait de perdre un fils, son fils, la prunelle de ses yeux.

Là haut, plus haut, un homme massif, enfermé dans son bureau, écoutait les pleurs de sa femme en se frottant la barbe tentait de trouver une solution, en réfléchissant comme il l'avait toujours fait : comme un marchand et un commerçant : trouver qui payer et combien.

Et lorsque la troupe arrive devant le portail de bois odorant, richement sculpté aux armes de la famille, lorsque les deux battants s'écartent lentement, tirés par des esclaves au torse musclé, Imbrium se redresse, époussète ses habits tâchés et chiffonnés et entre d'un pas digne, quoique mal assuré, traverse la cour et le court tunnel avant de pénétrer à la lueur de l'aube dans le jardin, vers la fontaine où il sait qu'il trouvera sa mère et ses femmes sœurs, ainsi que son père, l'attendant éplorés pour lui faire leurs adieux.

Mais il n'acceptera pas.

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Le chant se transforme en bourdonnement grave et rythmé afin que la transe du récit ne soit pas interrompu.

Le griot se souvient, il était présent dans le jardin. Il avait toujours trouvé que ses récits étaient meilleurs quand il avait lui-même enregistré les évènements que lorsqu'il les avait copié dans l'esprit d'un autre griot, comme ça avait été le cas pour l'épisode d'Imbrium à la taverne.

Pensée dérangeante car elle sous entendait qu'il mettait de l'affect dans son récit...

Tout en continuant la lente mélopée du rêve, il contemple la fillette, la sœur d'Imbrium, qui ne l'a jamais connu. C'est pour elle qu'il chante car c'est la seule de son auditoire qui découvre l'histoire...

Il ferme les yeux, laissant les souvenirs affluer.

L'aube, le premier chant des oiseaux, timide et hésitant. Les sanglots espacé de Spumans. Les épaules voûtées de son mari.

Et Imbrium, fier et rageur, debout devant eux, le regard fixe, ignorant les esclaves et les femmes sœurs, ignorant le jardin, tout entier concentré sur le visage de sa mère.

Chant qui enfle et envahit la pièce.

Il a les dents serrées. Ses pensées s'entrechoquent, il est au bord de la nausée. Le goût âcre et persistant de la drogue dans son palais se mélange à l'odeur piquante du Saalsq administré par le garde.

Il est noble, il est riche, il est hors de question que ça change.

"Mère, je..."

Tu quoi, Imbrium ? Tu refuses, enfant capricieux et égoïste ? Quelle idée géniale va donc sortir de ton esprit de drogué décadent ? Raconte nous donc, ô grand Imbrium, Lumière des Adkan Al Djah' , Héritier de la Lune et de l'Ivoire, Futur Maitres des 3000 épices !!

Il déglutit. Sa mère a cessé de pleurer et lève vers lui un visage pâle sillonné de traces salées de Kohl. Ses yeux rougis et brillants transpercent Imbrium. Elle attend. De ce qu'il va dire dépend tout l'avenir de sa lignée séculaire.

Alors, Imbri ? C'est quoi l'idée ? Empaqueter nos affaires, fermer nos coffres remplis d'or et fuir à dos de yack ou de méhari ? Aller vivre riche et opulent dans quel Royaume éloigné ? Monter une boutique ? Une échoppe ? Tu pourras continuer à te droguer et à trousser les catins. Si on se dépêche, on peut même sauvegarder une grande partie de la fortune...

Elle n'est pas géniale cette idée ?

Bien sûr, plus d' Adkan Al Djah' , évidemment. Fini l'aristocratie, finie la lignée, fini les Sombre Ivoire, fils de Sélène. Mais quelle importance ?

Quelle importance ?

"Je...

J'irai rencontrer l'Oracle, demain, Mère afin que par sa bouche, les Dieux m'assigne un temple où je consacrerai ma vie à les servir pour laver ce blasphème..."

Eh oui, Imbrium... La première leçon de ta vie. Tu es avant tout un Adkan Al Djah' ... Tu viens de découvrir que tu ne peux sacrifier l'honneur de ta lignée à ton plaisir personnel. Tu viens de découvrir que tu n'es pas libre, malgré ta richesse, malgré ta noblesse, malgré ta jeunesse... Tu appartiens au Lidi et pour eux tu vas sacrifier ta vie...

Et tu n'en tireras nulle gloire, nulle satisfaction. Pendant que tu boiras la coupe amère du sacrifice, c'est la Lignée qui sera applaudie et honorée. Toi, tu seras oublié, comme ton frère était destiné à l'être, comme un membre qu'on a amputé pour que survive le blessé ...

Et l'ironie de l'histoire est, tu t'en rends compte, n'est-ce pas? c'est que au moment même où tu sauves les Adkan Al Djah', tu cesses d'en être un pour devenir un pauvre prêtre anonyme dont la Lignée aura oublié le nom dans moins d'un mois...

Spumans se redresse et se jette sur son fils, couvrant le bas de son visage de baisers affolés et éperdus.

"Imbrium, Imbrium, miel de ma vie, merci, je savais, je savais que tu le ferais, mon pauvre amour, je vais mourir, je ne peux continuer ce chemins d'épines, merci mon fils malheur malheur, je perds un fils !"

"Il y a peut être un moyen de rendre les choses plus...euh... faciles..."

La voix de son père s'élève, grave et hésitante. Imbrium et Spumans se retournent vers lui, lui qui passe une main tremblante dans sa barbe.

Comment rendre les choses plus faciles ?

Je vais, à 16 ans, aller m'enterrer dans quelque temple moisi où je passerai le reste de ma misérable vie à agiter un encensoir en marmonnant des prières à des Dieux goguenards et il parle de facilité ?

Devant ce silence tendu qui s'éternise, le Maitre de l'Epice trouve enfin le courage de continuer :

« L'Oracle... C'est elle qui... qui va choisir dans quel Temple notre fils va assurer sa prêtrise...Mais... euh... tous les temples ne se valent pas, nous le savons bien... les prêtres de Mirnaa, par exemple, sont bien moins à plaindre que ceux de Kaliansialee... Certains assurent même leur sacerdoce au sein des nobles familles, comme précepteurs et confesseurs... Alors, peut être que... on pourrait.... s'assurer d'un choix satisfaisant de temple pour notre enfant...en aidant l'Oracle dans sa prophétie... par une offrande appropriée... »

Cette proposition, que seul un Marchand pouvait avoir eu, heurta viscéralement Imbrium et sa mère. Corrompre l'Oracle ! Blasphème et Infamie !

Alors pourquoi acceptèrent-ils ?

Comment des Adkan Al Djah' purent penser que de l'or pouvait contrecarrer le destin ?

Ils acceptèrent et, en acceptant, scellèrent définitivement le destin d'Imbrium.

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Le soleil vient d'apparaître. On entend les premiers appels à la prière des différents temples, et déjà les odeurs de pain chaud, de rôtissoires et d'encens flottent paresseuses dans l'air frais du matin.

Un messager de confiance est parti, discrètement, un coffret dissimulé sous sa cape, rencontrer l'Oracle pour lui assurer de la dévotion et du soutien des Sombre Ivoire...

Imbrium, d'un pas las, se dirige vers les thermes familiaux. Dans deux heures, il se rendra au Temple et entendra la prédiction de l'Oracle.

Un membre de la famille impériale sera présent pour attester de la prophétie qui sera ensuite annoncée dans toute la ville par les Crieurs d'Eau.

Absent, l'esprit vide, il se laisse laver, récurer et masser sans même répondre aux œillades aguicheuses de la jeune esclave. Il a 16 ans et sa vie se terminera dans deux heures.

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La salle ronde est bondée.

Habituellement, personne n'assiste à une telle cérémonie. Apprendre par les Crieurs d'Eau quel temple a été choisi pour quel puîné de Lignée est amplement suffisant.

Cela fait partie du subtil jeu entre les temples et la noblesse qui permet à certaines familles d'avancer vers l'Empereur et d'autres de reculer en serrant les poings selon la religion attribuée à leur lignée.

Mais ce n'est qu'un détail politique car les courtisans savent bien que ce genre d'avantage est éphémère : un temple favori de la famille impériale peut du jour au lendemain être rejeté au profit d'un nouveau dieu exotique.

Mais il s'agit aujourd'hui des Adkan Al Djah', favoris de la Cour, ancienne lignée hautaine aujourd'hui en difficulté. Preuve de l'intérêt impérial : un cousin batard au second degré a été dépêché pour recueillir les mots de l'Oracle.

L'Oracle siège, sur son socle d'obsidienne au milieu de la pièce. Hiératique, elle n'a pas un regard pour la foule colorée des femmes qui, au premiers rangs, agitent avec affectation leurs éventails richement perlés. Elle ignore complètement la masse claire des hommes, au dernier rang qui restent silencieux et immobiles dans leurs toges blanches.

Il s'agit ici d'affaire de Lignée et seules les femmes comptent.

Elle jette un coup d'œil à Spumans Adkan Al Djah', au premier rang. Pas d'agitation d'éventail, pas de sari ostentatoire, juste le kohl des yeux et la pourpre des lèvres. Effacé la morgue coutumière. Elle dissimule un sourire mauvais.

Elle tourne lentement la tête vers le jeune homme debout au centre. Le teint pâle mais la chevelure neigeuse coiffée et tressée, Imbrium se tient droit, en tunique de lin gris comme la tradition l'exige. Il la regarde sans ciller.

Elle le trouve fier et beau. Désirable même. Mais sa Lignée acommis une erreur, insulté les Dieux et la Pythie et pour cela il sera sacrifié. On n'achète pas l'Oracle comme on achète une catin vérolée.

Elle se redresse, exposant son corps nu et sombre de gamine de 12 ans aux yeux de l'assemblée.

A ce signal, tous les murmures cessent. Même le cousin impérial quitte son air ennuyé et blasé pour se pencher avec intérêt vers les deux protagonistes.

L'Oracle se leve, descendant de son socle. Cet évènement rarissime provoque un souffle bruissant d'éventails agités avec stupeur et fureur.

Elle s'avance, frêle adolescente à la peau de jais, vers le jeune noble qui la regarde s'approcher, immobile et droit, mais avec une lueur de crainte dans les yeux.

Elle ne s'arrete qu'à quelques centimètres de lui, respirant avec délice l'odeur de sa peau lavée et parfumée à laquelle commence à se mêler l'effluve aigre de la peur.

Imbrium Adkan Al Djah', te présentes-tu en ce lieu saint de ton plein gré ? Acceptes tu de consacrer ta vie terrestre et ton âme immortelle à un temple sacré afin que demeure l'Honneur des Lidi et afin d'assurer la bienveillance des Dieux envers ta famille et l'Empire ?

Oui, Armide.

Imbrium Adkan Al Djah', crois tu en la justesse du jugement des Dieux ? Accepteras tu sans protester leur choix et leur décision ? Ne tenteras tu pas de contrarier le Destin de quelque manière que ce soit ?

Silence. Cette question n'est d'habitude jamais posée. Pourquoi l'Oracle la pose-t-elle à l'aristocrate aux cheveux blancs ? Spumans ne peut retenir un leger gémissement d'angoisse. Elle vient de réaliser l'erreur commise en tentant d'acheter la pythie. Elle ne peut alors qu'attendre, attendre que son fils paye pour sa lacheté et ses compromissions.

... Oui, Armide... Oui, je crois au choix divin et l'accepte...

Lui aussi vient de réaliser. Il le lit dans le regard mauvais de l'adolescente nue qui se tient face à lui, dans le pli narquois de ses lèvres.

L'Oracle ferme les yeux et leve les bras, posant ses deux mains fraiches sur les joues d'Imbrium.

Reçois donc le baiser des Dieux et écoute la prophétie.

Elle se dresse sur la pointe des pieds, collant son corps souple contre la tunique et pose ses lèvres pleines sur la bouche close d'Imbrium.

Se reculant à peine, elle annonce, visage figé et yeux fermés, comme se nourrissant du souffle du jeune noble de 16 ans :

Adkan Al Djah', les Dieux ont choisi. Plus la lignée est ancienne.... Plus la lignée est respectable..... Plus la Lignée est pure..... Plus la lignée est honorable.... Plus la Lignée est riche..... Et plus le sacrifice doit être extrême....

Ton frère a blasphémé et tu t'offres pour laver la tâche.

Ta famille a cru pouvoir infléchir la décision divine et tu t'offres pour absoudre leurs pêchés.

Les Dieux....

Les Dieux ont choisi.

Imbrium Adkan Al Djah' , Fils des Pluies, Enfant de la Lune et de l'Ivoire...

Imbrium est tétanisé. Les mains de la jeune fille le brulent, il a l'impression que ses lèvres à quelques centimètres des siennes aspirent son souffle et sa vie, le vidant de son essence comme elle est en train de le déposséder de son héritage.

... Imbrium, bel enfant, à partir de cette minute, ta vie sera maintenant consacrée à servir les Sœurs de la Miséricorde.

Adieu, Imbrium, adieu.

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