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Terre des Éléments

Mille cent


Hephaistos
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Ce n’était qu’une petite fille.

 

Triste et éplorée, elle ne quittait plus les lieux. A chaque fois qu’il passait dans ce recoin de Melrath, il la trouvait là, agenouillée à même le sol sableux, la robe salie de traînées brunes et verdâtres, les yeux rougis par la peine et gorgés de larmes qui n’en finissaient de tomber. Elle restait pourtant mutique. Pas plus bavarde que la masse de cailloux qui s’empilaient devant elle. Des centaines de formes, plus ou moins émoussées, offrant mille nuances de gris, entassées les unes sur les autres, solidement ancrées dans une masse vaguement pyramidale, et s’élançant mollement vers un sommet qui dépassait très largement la jeune enfant.

 

Elle récupérait l’un de ces petits graviers, et l’envoyait de toute sa fureur vers la mère de roche qui l’avait enfanté. Le caillou s’écrasait sur elle, dégringolait ensuite, et finissait inlassablement sa course à ses pieds. C’était une triste danse dans laquelle se réengageait la jeune fille, toute la journée durant.

 

Un jour, Hephaistos l’approcha. Tout menaçant, vêtu de sa sombre cape, de sa hache bouillonnante sous un écrin de glace, de sa peau plus grise qu’un ciel d’automne, elle ne broncha pas, absorbée par son rituel. Il s’abaissa à sa hauteur, et la fixa avec intensité, espérant rompre le silence dans lequel elle s’était emmurée.

 

Sans réponse de sa part, il lui posa la question simplement :

 

« Que fais-tu ici ?  »

 

L’endroit n’était pas sûr. Hephaistos le savait bien, lui qui avait tant arpenté ces rues dans l’espoir d’y faire couler le sang. Mais son cœur n’était plus tout à fait le même. Longtemps éteint, il s’était ravivé de quelques lueurs. Il se surprenait alors presque à s’attendrir pour la jeune fille, même si le goût du sang ne l’avait pas abandonné.  

 

Étonnamment, mais sans détourner ni son attention, ni son regard, la jeune fille lui répondit.

 

« Je ne peux plus quitter cet endroit. Mon père a été assassiné, ici-même, je le crois. Il récupérait des centaines de ces cailloux, y passait ses journées, et les sculptait la nuit dans son atelier. Il a même participé à la reconstruction de la ville. Je ressens sa présence ici-même, dans cet immense amas de graviers. Il n’avait que moi, et je n’avais que lui. Je ne peux pas l’abandonner. Jamais »

 

Puis ce fut tout. Son histoire racontée, elle se terra de nouveau dans son mutisme. L’igné ne parvint jamais à lui extraire un mot de plus.

 

Quelques journées passèrent, et il continua de l’observer. A vue d’œil, la jeune fille dépérissait. Ses yeux se creusaient, son corps maigrissait. C’était à peine une ombre qu’on ne distinguait plus sur le bord du sentier.

 

Un soir, alors que le crépuscule venait nimber d’orange les murailles de la ville, l’igné s’approcha à nouveau d’elle, comme il l’avait fait la première fois. Comme il s’y attendait, elle ne montra aucune réaction. Pas même un frémissement. C’était à se demander si elle était encore consciente de son environnement.

 

Agrippant fermement le manche de son arme, le guerrier recula d’un pas, prit une profonde inspiration, et dans un mouvement net, fit dessiner à Iverness un arc de cercle qui acheva sa courbe dans le poitrail désormais béant de la jeune enfant. Déjà, le givre de son arme venait figer les ruisseaux de sang dans un froid éternel, tandis que le tranchant bouillonnant venait dévorer d’un feu ardent ses entrailles. Il n’y avait pas de subtilité possible avec une arme pareille. Elle gémit quelques instants, tandis qu’elle se vidait, souillant les quelques graviers qui couvrait le sol. Son souffle haletant ralentit, puis cessa. Sa main, qui s’accrochait encore fermement au dernier caillou qu’elle avait saisi, finit par lâcher prise, s’entrouvrant légèrement, et laissant rouler au dehors ce petit bout de roche.

 

Toute la nuit qui suivit, il mina sans cesse ce tas de petits cailloux, récupérant des centaines et des centaines de graviers. Peu à peu, le corps de la jeune fille disparaissait sous un linceul de pierre, l’enveloppant – il l’espérait – de la présence chaleureuse de son père.
 

Mille cent. Voilà le nombre de graviers qu’il dut extraire pendant cette longue nuit. Il n’en avait pas fallu moins pour recouvrir entièrement la jeune fille, et la laisser reposer en paix.

 

Personne n’en saurait jamais rien, mais le guerrier savait au fond de lui qu’il avait étrangement bien agi. Bien sûr, c’était sa hache qui avait brisé le destin de cette jeune fille, lorsqu’il avait croisé son père quelques lunes plus tôt. Il le savait pertinemment. Mais d’une certaine manière, il avait rétabli l’équilibre, dans un au-delà que nul ne serait là pour contempler.

Modifié (le) par Hephaistos
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