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C’est ainsi qu’elle s’était finalement nommée. Par dépit. Ses parents n’avaient pas eu le temps de trouver quelque chose de plus convenable. En même temps, sitôt qu’elle avait été expulsée des poisseuses entrailles de sa foutue mère, elle avait été abandonnée. Laissée là, pile à l’endroit où sa douce peau de nouvelle-née avait heurté pour la première fois la terre humide du petit jardin que n’entretenait pas ses parents. Quelques poussées d’herbes folles, un arbre mort, un tas d’immondices, et c’était tout. Elle était ainsi née dans la crasse, d’un rose vite terni par la boue marronnasse, et déjà rongée par les vers. Bien évidemment, elle était trop jeune pour se souvenir de tout cela. Elle ignorait qui avait pu la trouver. Elle comprenait seulement qu’on ait pu la trouver. Nul doute que, comme tout chiard qui se respecte, elle avait probablement braillé sans relâchement, jusqu’à en épuiser les tympans de quiconque se serait aventuré dans les parages. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était le pourquoi. Pourquoi avoir sauvé de cet endroit cette boule de crasse, sale et bruyante ? Un coup de pelle supplémentaire aurait suffi à la recouvrir de terre pour de bon. A atténuer le bruit de ses pleurs. Mais il faut croire qu’un homme ou une femme, aussi fou ou folle soit-elle, l’avait récupéré et sauvé de ce destin tragique. Elle du moins. Du jour de sa naissance et de son absurde sauvetage et jusqu’à ses premiers souvenirs d’errance sur les routes, il ne lui restait rien. Ce qui était étrange. Des années durant elle avait ainsi grandi sans nom, et erré seule sans but précis. Elle ne disposait que d’un petit bout de papier qu’elle portait avec elle. Sur ce bout de papier, la carte du monde. Et non loin d’où était représentée la bourgade de Melrath, une croix était tracée, avec quelques mots griffonnés à côté « Tu es née ici ». Ce n’était que des années plus tard qu’elle avait compris que c’était le lieu où elle était née. Elle avait entrepris d’en apprendre plus sur ses origines. D’apprendre le début de son histoire. Et c’était ce jour précis où elle avait trouvé cet endroit que Moumoula avait enfin pu découvrir des bribes de son histoire. La bâtisse où elle avait grandie n’était plus qu’une ruine. Le toit s’était effondré sous le poids des années, et déjà des plantes grimpantes venaient lécher le haut des murs. Le jardin était triste, lui aussi, avec ses herbes folles et son arbre mort. Elle ne savait pas réellement à quoi s’attendre. Ou plutôt, elle se doutait que rien de cela ne pourrait égayer sa médiocre vie. Ses parents l’avaient simplement abandonné, dans l’endroit le plus misérable qui soit. Rien ne changerait cela. La bâtisse voisine était encore en relatif bon état. Une vieille femme s’y trouvait, à retourner la terre sans discontinuer. Elle était sale. Pas seulement parce qu’elle retournait la terre pieds nus, et souillée de terre jusqu’au bas d’une jupe déchirée de toute part. Pas seulement parce que de la grotte humide qui lui tenait de bouche s’échappaient des filets de bave lui ruisselant sur le buste et jusqu’aux abords d’une poitrine qui s’effondrait quasiment jusqu’à en toucher terre. Pas seulement parce qu’un couple de mouettes rieuses s’étaient installées dans sa tignasse plus sèche que le désert qui bordait le village. Pas seulement parce que les guanos des sus-citées mouettes traçaient sur son front et sur ses tempes de blancs ruisseaux. Pas seulement non plus parce qu’elle exhalait des relents de chair décomposée et des vapeurs d’étrons frais. Mais surtout parce qu’elle se tenait là avec un regard qui criait un sauvage besoin de contentement buccal. C’était une femme à ne pas approcher, de toute évidence. Mais Moumoula l’approcha. Il le fallait. Il ne fallut pas grand-chose pour que l’immonde femme se souvienne d’un enfant qui serait né dans la bâtisse voisine. « V’savez, mon enfant, que j’y passe plein d’temps dans c’jardin. J’aime ben trop r’tourner la terre ! Que j’plant’ jamais rien ! Que j’aime po ça les plant’ ! C’ben trop vert ! Et j’ai pas l’temps non pu. Que j’préfère le marron moi ! La terre, la bouillasse ! Hmmm ! J’aime le sôle moi. La crasse. Ch’sème rien du tout moi v’savez. Comme çô, que d’la’terre. J’la retourne comme une bonne femme ahrgh argh ahargh. Mais qu’je me souviens ben de la brailleuse, ah ça oui ! V’savez, j’observe un ti peu mes voisins comme ço pour passer le temps ! Surtout ceux qu’font des trucs sôles ! Et que c’tait pô les derniers ceux-là d’à côté. C’t’toi la brailleuse ? » Moumoula acquiesça. « M’disait aussi qu’t’avait une tête à ço argharghargh. Fin bon, j’vais t’dire ce que je sais moi de c’t’histoire. Que ço vo pas ben te plaire gamine ! Que la gross’ t’a lourdé dans le gazon ma pov’gamine hein, entre l’arbre mort et l’aut’ tas d’immondices. Qu’il pleuvait à balles ce jour-lô ! Qu’elle était toute crasseuse de dehors et d’dans ta mère. Et que t’étais pas ben mieux argharghargh. ». - Et mon père ? « Q’t’écoutes pas ben ce qu’j’dis, idiote ! J’t’ai dit qu’il pleuvait à balles. » - Et alors ? « Ton père voulait pas trop se mouiller le caillou. Qu’il regardait par la f’nêtre. » - Ah. Et ensuite ? « Ben qu’c’tout. Tu l’aim’ pô mon histoire ? » - Elle a accouché de moi, et ensuite ? « Ben qu’est-c’t’veux savoir de plus ? Elle s’est relevée et qu’elle est rentrée dans la baraque. Ca pissait je te raconte pô. Enfin toi elle t’a laissé dehors hein. Qu’t’étais sôle faut ben être honnête ! ». - Mais… mais… Rien d’autre ? Elle ne m’a pas donné un prénom, quelque chose ? « Oh que le prénom elle l’avait d’jà j’crois ben. Que j’t’ai pô dit mais qu’tes parents, qu’ça copulait pas ben plus que des poulpes chasseurs. Que quand ça se boîtait l’un dans l’ot’, c’tait ben trop braillard pour que j’sois pô au courant. Surtout qu’y faisait çô dans le jardin aussi. Pas loin d’où l’autre poisseuse t’as pondu didon arghargghargh. Que ço arrivait une fois l’année, à l’automne. Je crois ben qu’elle aimait çô, ta pouilleuse de mère, les lits de feuilles mortes et les lombrics humides qui gesticulent d’partout. Et je parle pô de ton père gamine, arghghrhargh. Tout ça pour’t’dire que ça y faisait çô à peu près 9 mois avant qu’tu naisses. Et que ça m’a ben marqué l’esprit. A part les cris et les couinements, que j’ai ben entendu une chose ! Qu’ta mère elle répétait tout’l’temps ‘C’est Moumoula !! C’est Moumoula !!’. Ça a duré une éternité, qu’j’avais pas que çô à faire moi, j’avais d’la terre à r’tourner. Donc voilà gamine, t’l’as ton prénom, argharghargh ». - Vous êtes sûre de vous ? « Ben sûr idiote ! T’me prends pour qui ? La vieille folle du coin ? ». - Et c’est tout ? Où sont passés mes parents ensuite ? « Qu’est-ça peut-t’foutre ? » - Ben ce sont mes parents quand même… « Qu’t’écoutes rien ! Rien de rien ! Idiote ! Que j’t’ai dit que j’avais d’la terre à r’tourner ! T’as qu’à d’mander à ta sœur, qu’elle saura ptêt mieux ». - Ma sœur ? « Mais credidiou ! Tu n’es qu’une idiote ! Que j’vais pô me répéter cent fois ! Que t’écoutes rien du tout ! Que j’t’ai dit que t’étais né là, entre l’arbre mort et l’aut’tas d’immondices ». - Et donc ? « Tu m’épuises gamine ! C’ta’sœur le tas d’immondices. ‘Fin chais pas trop. Que ça braillait pas autant mais qu’ça bougeait pas mal ah ça oui. Mais qu’j’ai pas vu ta mère la chier celle-lô. Ptêt ben qu’elle était là d’une autre aarghaahargh. Allez va-t-en Moumoula maintenant, que j’ai d’la terre à retourner. » - Merci… madame. Je ne sais pas quel est votre nom. « Oh que ça t’serô pô utile petite sotte ! Mais bon.. Qu’moi je m’appelle Zieukikrilake, je crois ben. Mais qu’tout le monde m’appelle La Crasseuse, que jsais po ben pourquoi. M’enfin personne m’parle ici, peut-être ben que je pue argharghaarhgghagh. » - D’accord, madame. Et la jeune fille s’éloigna. Puis s’en alla. Et c’est ainsi qu’elle se renomma Moumoula, avec toutes ces interrogations en tête. Une sœur ? Cela était-il possible ? Etait-ce vraiment sa sœur ? Avait-elle été abandonnée, elle aussi ? Et comment pourrait-elle la retrouver ? Et ses parents ? Qu’étaient-ils devenus ? Avait-elle réellement envie de le savoir ? Tant de questions en elle. Mais souhaitait-elle réellement avoir toutes les réponses ?