C'était le troisième jour de deuil, le jour du Don.
A l'aube, toutes les femmes de la famille s'étaient rassemblées dans la chambre de la défunte pour le partage.
Elles étaient toutes là, vêtues de leurs saris multicolores, les sœurs, la grand-mère, et les deux filles.
La plus jeune, Nubium, avait encore les yeux rouges et la voix râpeuse qu'ont les enfants quand ils ont trop longtemps sangloté. Mais elle était aussi excitée à l'idée de découvrir enfin les mystérieux trésors que possédait sa mère.
Les femmes s'assirent sur les nattes et les tapis, autour de la matriarche aux yeux laiteux.
Nectaris, la tante de la fillette, resta debout. C'était à elle de distribuer les objets de la disparue.
Le griot, dans un coin, assis sur ses talons, son apprentie à ses côtés, suçotait ses dents en attendant patiemment. Il avait pour rôle d'enregistrer dans sa mémoire toute la répartition, comme il emmagasinait depuis maintenant 30 ans toute l'histoire familiale des Adkan al Djah'
La tante ainée s'approcha du grand coffre, celui où étaient entreposées les soies et commença le partage.
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La journée tirait à sa fin. On avait appelé les esclaves pour qu'ils éventent l'air devenu trop chaud et trop sec malgré les moucharabiehs protégeant des rayons solaire et malgré la présence du jardin tout proche. On avait servi le thé et les dattes, on avait retracé la vie de la morte à partir de chaque tissu distribué.
Après les tissus étaient venus les oiseaux, puis les bijoux d'argent et d'ébène, l'or étant considéré comme grossier chez les Lidj. Et enfin les épices, symboles de la richesse familiale, dont le commerce leur avait permis de devenir dihqan, nobles à la cour.
Nubium était fatiguée. Toute cette immobilité parmi les lourdes senteurs de musc et d'encens l'endormait. Elle avait reçu une étole de soie vert d'eau et un sari, un oiseau du paradis dans sa cage d'osier, deux lourds bracelets d'ébène bien trop larges pour ses fins poignets.
Devant elle, sur le tapis de laine, était posé le coffret à épice en bois marqueté. Toute les femmes de la famille en possédaient un identique, avec le même symbole sur le couvercle arrondi.
La petite fille de 9 ans avait reçu de l'héritage de sa mère la cannelle et la cardamome ; ce qui avait provoqué chez ses aînées des plaisanteries grivoises quant à sa future destinée d'adulte. La tradition voulait en effet qu'on prédise le destin d'une femme d'après les épices qu'elle recevait durant l'enfance.
La cérémonie allait se terminer. Il ne restait qu'un seul coffret, la cassette aux ivoires, transmis religieusement de génération en génération. N'étions nous pas chez les Adkan Al Djah', les Sombre-Ivoire ?
Comme le voulait la tradition, c'était à la benjamine d'ouvrir le coffret. Nubium se leva et prit, les mains tremblantes, la cassette des mains de sa tante.
Elle ouvrit l'écrin et admira les délicats ivoires couchés sur une feuille de parchemin jauni.
Elle ferma les yeux, attrapa délicatement un des ivoires, le cacha dans sa paume et tendit son poings serré devant elle. Lorsqu'elle sentit une main douce et chaude toucher son poing crispé, elle ouvrit les doigts et laissa tomber l'objet. Silencieusement, la femme repartit.
Elle recommença l'opération jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul objet dans le coffret, l'ivoire qui lui était destiné.
Elle rouvrit les yeux, et regarda l'ivoire qui lui était échu. Il représentait une rose, aux pétales finement dessinés et polis. L'artiste avait donné à son œuvre une impression de délicatesse, de fragilité et de mouvement, comme une fleur qui s'ouvre à la rosée.
Alors qu'elle posait le bijou près de son coffret à épices, son regard fut attiré par le parchemin tapissant l'écrin maintenant vide.
Un mouvement d'éventail avait soulevé un coin du papier et il lui avait semblé avoir vu un dessin.
Délaissant le joyau, elle déplia le vélin et se trouva face à un étrange portrait.
Se levant d'un mouvement souple et fluide, elle tendit le portrait face aux femmes et s'écria :
Tantes-Sœurs ?!!! Qui est donc cet homme ?
Seul le silence lui répondit. Un silence lourd, un silence plein, gavé, débordant d'émotions, ce celles qu'on cherche à cacher, de celles qu'on cherche à oublier, parce qu'on a honte, parce qu'on a trop aimé, trop pleuré, parce qu'on a été déçu et parce qu'on a espéré.
Mais elles le savaient toutes. Elles l'avaient su depuis le début de la cérémonie. On ne pouvait retracer la vie de Spumans, depuis trois jours décédée, maîtresse de la Lune et de l'Ivoire sans évoquer son fils.
La voix du Griot, sèche et claire, rompit la brume du silence.
Il s'appelle Imbrium.