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Terre des Éléments

L'Oiseau d'Argent


Alcane
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C’était une nuit sans lune. Une toile sombre, étendue de part et d’autre du ciel d’hiver, constellée d’étoiles scintillant timidement dans l’obscurité profonde qui les étreignait.

 

Ténébreuse et glaciale, ainsi était la nuit. Cette dernière nuit.

 

Paisible était le son qui bruissait entre les branches dégarnies des arbres. Chaud et réconfortant était l’épais mohair qui couvrait son lit. Doux était le sommeil dans lequel se perdait peu à peu la toute jeune Alcane, tandis que le verre de sa fenêtre se parait en silence d’une fine couche de givre.

 

Dans sa balade onirique miroitaient des eaux claires que venaient subrepticement troubler de majestueux oiseaux aux ailes d’argent. Dansant sur l’eau, puis tournoyant élégamment dans les airs, ils déployaient un plumage des plus somptueux, parfaitement ciselé en ses pointes, impeccablement opaque en son cœur. Quelques gouttes d’eau, dérobées sans requête à l’étang qui dormait dessous, scintillaient ici et là sur leur plumes qu’on aurait dit serties de minuscules diamants. C’était un tableau sublime à contempler. Sans fin, les oiseaux venaient et revenaient au-devant d’elle, pour reprendre de plus belle leur danse.

 

Bientôt, des cris stridents vinrent fouetter son oreille. Des cris qui témoignaient d’une douleur aigüe, d’une souffrance insupportable. Rien pourtant qui ne vienne troubler la chorégraphie sans fin des deux bêtes ailées. L’eau aussi, silencieuse, restait sourde à ce vacarme qui s’intensifiait.

 

La chaleur qui la berçait l’abandonna aussi peu à peu, lorsqu’un souffle froid vint lui faire frissonner l’échine. Devant elle, les oiseaux ralentissaient leur cadence, pendant que l’eau se tapissait d’un miroir de glace. Les petits diamants d’eau s’étaient figés sur leurs plumes, les alourdissaient, les plombaient jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus être supportés. A bout de forces, les oiseaux s’étaient posés sur l’étang glacé. Le tout s’assombrit, enfin.

 

Un nouveau cri vint lui déchirer le tympan. Cette fois-ci, son doux rêve était bien terminé. Sa chambre reposait toujours dans la pénombre, mais sa fenêtre était grande ouverte, laissant entrer par bouffées l’air glacial du dehors. Dans l’autre pièce, les cris s’entrecoupaient de pleurs aussi cinglants.

 

Paniquée, la jeune Alcane sauta de son lit d’un bond, et sans réfléchir, se glissa jusqu’à sa porte qu’elle entrouvrit.

 

La scène l’horrifia. Son père gisait au sol, éventré, les entrailles étalées sur le sol. Deux autres hommes, masqués et vêtus de vêtements sombres, se penchaient sur sa mère, éplorée, terrifiée et recluse dans un coin à l’autre bout de la pièce. Deux larges entailles lui parcouraient déjà le visage. Alcane n’eut pas même le temps de crier, ni sa mère de l’apercevoir, que déjà l’un des deux hommes lui enfonçait un poignard en pleine poitrine, tandis que l’autre se contentait de laisser échapper un rire sordide.

Alcane avait tout vu. Elle ne put s’empêcher d’avoir un moment de recul, comme pour s’éloigner de l’horreur à laquelle elle venait d’assister. Sans considérer son pas, le plancher grinça. Faiblement, mais suffisamment pour être entendu depuis l’autre pièce.

En un instant, la porte de sa chambre était déjà vigoureusement enfoncée par les deux individus. Ils la savaient certainement là. La fenêtre était grande ouverte, après tout.

 

« Je n’ai rien vu » leur lança-t-elle, éperdue.

 

Les deux hommes se regardèrent un instant, le sourire malin.

 

« Je ne sais pas ce que tu as vu, fillette, mais j’espère que tu en as bien profité » lui répondit le plus grand d’entre eux. L’autre la saisit sans ménagement, et la transporta dans l’autre pièce. Elle ferma ses yeux aussi forts qu’elle put, mais jura percevoir la mort et le sang s’immiscer par tous ses pores.

 

Du reste de cette nuit, elle se souvient s’être débattue, férocement, mais tellement impuissante. Elle se souvient de la douleur qui serrait son corps, de la souffrance qui l’asphyxiait sans répit, lorsque le fer brûlant vint embraser ses paupières, puis dévorer ses orbites.

 

Et puis plus rien. Le noir complet, et l’inconscience. Le froid, ensuite.

 

Ténébreuse et glaciale, ainsi était sa nuit. Sa dernière nuit. Son éternelle nuit.

 

Pour le reste de sa vie, elle serait plongée dans cette obscurité. Ses yeux ne verraient plus, mais tout son corps sentirait, entendrait, verrait à la place de ses yeux. Aveugle du monde certainement, mais pas aveugle au monde. Plus que nul autre, elle saurait voir.

 

Pour le reste de sa vie, elle serait aussi glaciale que la nuit qui avait vu mourir la jeune fille innocente qu’elle était. Elle serait cet étang, imperturbable et silencieux sous son manteau de glace, si sombre et si profond que personne ne saurait en voir le cœur. Elle resterait impassible face au sang, et face à la mort. Elle ôterait la vie sans sourciller, sans compassion, et sans chaleur. Aux riches et aux miséreux, aux forts et aux faibles.

 

Devant ses yeux absents, ce masque forgé à son intention, lui rappelant le plumage d’argent de l’oiseau de ses rêves. La dernière vision apaisée qu’elle ait gardée en mémoire. Depuis, ses rêves s’étaient éteints, eux-aussi. Alors elle perpétuerait celui-ci.

Elle aussi danserait sur l’eau.

Elle aussi ferait élégamment tournoyer ses flèches dans les airs brûlants du désert.

Elle serait cet oiseau d’argent, froid et sublime, se déployant sur des eaux sourdes et glacées, entamant sa sempiternelle danse, avant que ne survienne, avec la mort, son ultime chute.

Modifié (le) par Alcane
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