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Terre des Éléments

Mythes et Légendes


Hephaistos
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Ce monde regorge de livres racontant des histoires à travers les âges. Des multitudes de lettres alignées soigneusement, donnant vie à un passé sombre et lumineux, triste et glorieux. Des écrits fascinant les hommes, les inspirant, les guidant dans des aventures qu’ils mènent à leur tour. Des hommes qui s'emparent ensuite d'une plume et narrent à leur tour leur présent, ajoutant quelques pierres à l’édifice du passé pour enrichir les générations futures.

Mais il y a tant de versions d’une même histoire. Tant d’interprétations d’un même récit. Et tant de contes vécus et jamais écrits. Perdus dans les limbes de ce monde. Pour toujours ignorés.

Et puis il y a ces légendes. Ces histoires rarement posées sur le papier, mais transmises d’une oreille à une autre. Transportées et déformées par le temps. Ce sont des mythes qu’on a peine à croire. Fruit de l’imagination trop fertile d’un homme sénile ou peut-être l’invention maligne des dieux pour garder les hommes dans le droit chemin. Personne ne le sait, chacun l’ignore.

Mais n’en-est-il pas de même pour chaque récit ? Le réalisme d’une parole en fait-il nécessairement une parole vraie ? Lire une histoire n’est pas la vivre. Et la vivre est le seul chemin menant à la croyance indéfectible.

Ces légendes, ces mythes, appelez-les comme vous le désirez, m’ont un jour été conté. J’ignore s’ils sont vrais. Mais peu m’importe. Car ils racontent le monde. Ce monde que vous connaissez.

 

Aujourd’hui, les terres élémentaires doivent savoir.

 

[A suivre...]

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CHAPITRE 1 : Les Origines du Mal

L’oisiveté est la mère de tous les vices. Si ces deux-là étaient un proverbe, ce serait celui-là.

***

Il y a bien longtemps, dans la jeune Melrath encore en expansion, vivaient deux jeunes frères jumeaux. Ils dormaient dans une petite baraque non loin du lac à l’est, au pied du volcan oriental. Le rempart ceinturant la ville n’était pas encore achevé, mais déjà le cœur de la cité était devenu une zone privilégiée, où seuls les plus fortunés pouvaient fouler le pavé de leurs pas. Les autres se contentaient de la moins accueillante périphérie.

Les temps étaient durs pour ces populations, et le travail seul n’assurait qu’un maigre revenu. L’accroissement de la capitale ne faisait que creuser davantage les différences. Les uns s’emmitouflaient dans leurs richesses, tandis que les autres s’embourbaient dans leur misère. Le père des jumeaux passait ses journées plus au nord, à la mine, où il extrayait quelques pierres simples très prisées pour la construction du gigantesque rempart. Il était d’ailleurs l’un des fournisseurs les plus actifs. La mère des jeunes garçons avait tenté aussi longtemps que possible de les élever, mais les contraintes financières les avaient rattrapés. Elle dût se résoudre à retrouver une activité à l’aube de leur treizième anniversaire, tentant malgré elle de se convaincre qu’ils étaient désormais en mesure d’être autonomes et livrés à eux-mêmes.

Il y avait quelque chose d’étrange avec ces garçons. Un sentiment à peine perceptible. Une lueur enfouie dans leur regard. Le père n’avait jamais eu l’occasion de s’en rendre compte, et la mère remplissait son cœur de tant d’admiration qu’elle n’y laissait rien entrer d’autre.

***

C’était le début. Le commencement d’une noirceur qu’on ne contient pas. Qu’on laisse cristalliser et grandir à l’intérieur. Qu’on laisse mûrir jusqu’à pouvoir l’extérioriser et la crier au monde. Le temps faisait son œuvre, sans aucun obstacle sur sa route.

***

Unis par le sang et unis par le temps, Ottan et Koldan ne semblaient pourtant pas fait du même moule. Le premier, l’aîné de quelques secondes, était une tête brûlée. Il scrutait les rives du lac à la recherche de quelques retentissements. Il parlait beaucoup, s’emportant toujours plus que de raison, et prenait sans cesse l’avantage sur son cadet. Ce dernier était beaucoup plus réservé et parlait peu. Il pouvait rester figé de longueurs heures, les yeux perdus vers le lointain. Rien ne semblait l’affecter. L’un était une flamme crépitante, agitée par le moindre souffle. L’autre était aussi froid et figé que la glace. Les deux jeunes garçons ne passaient d’ailleurs jamais de temps ensemble, se croisant à peine, ne s’échangeant que les convenances habituelles.

Au départ de leur mère, et libéré de toute surveillance, l’aîné commença à s’aventurer un peu plus loin dans les terres enserrant la ville, toujours autant à l’affût d’activités suspectes. Comme si l’attraction du mal était une force à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il découvrit ainsi un univers de monstruosités qu’il ne soupçonnait pas. Un univers voilé derrière la sérénité apparente du monde. C’était un univers attrayant, séduisant, duquel il ne souhaitait plus sortir. Il suivait le mal à la trace. Il découvrit la couleur du sang, son odeur, et son goût.

Il découvrit l’excitation. Les palpitations l’envahissaient à la seule pensée d’un jour commettre de telles horreurs. Il entrevoyait des lueurs à l’horizon. Ces lueurs de plaisir qui grignoteraient peu à peu le ciel jusqu’à venir l’envelopper tout entier. Ces lueurs lointaines étaient encore hors de portée. Mais bientôt, elles seraient à son contact.

Son esprit s’agitait de toute part. Une effervescence qu’il pouvait à peine contenir. Pour la première fois de sa vie, Ottan sentit le besoin de partager ces eaux troubles qui le submergeaient. Comme si le mal était trop dense, trop oppressant pour être supporté sur les épaules d’un seul homme. C’était plus qu’une nécessité. Cela s’imposait presque à lui comme une évidence. Comme un chemin que le destin aurait tracé.

Koldan resta silencieux un bon moment après que son frère lui ait donné un aperçu de son esprit sombre et torturé. Ottan parlait sans aucune retenue, sans aucune honte. Ses traits trahissaient un bonheur mal dissimulé. Il ne semblait pas même craindre la réaction de son frère, comme si son acceptation ne faisait pas l’ombre d’un doute.

Les lèvres closes, le visage impassible, Koldan apposa la main sur celle de son frère. Il le regarda longtemps. Puis, avec la même timidité qui le caractérisait, il esquissa un léger sourire. Sans un mot, les deux frères s’étaient compris. Ils s’étaient acceptés. Et au beau milieu de cet immense océan qui semblait les éloigner l’un de l’autre, ils accostaient enfin sur une terre commune.

Au plus profond d’eux, leurs âmes étaient identiques. Le mal avait grandi en chacun d’eux, indépendamment et sournoisement. Le premier n’avait jamais eu réellement conscience du mal en lui. Il ne l’identifiait pas clairement. Toujours avait-il ressenti le besoin de le traquer dans les moindres recoins de son environnement. Il avait eu besoin de le voir de ses yeux pour s’en imprégner et le comprendre. Il avait besoin de la noirceur des autres pour mieux admettre celle qu’il contenait en lui. Le second avait une vision bien plus claire de son for intérieur. Il n’avait pas besoin de voir le mal. Il le sentait en lui, s’immisçant un peu plus chaque jour. Coupé du monde, retranché dans son propre esprit, il n’avait jamais eu l’occasion de réaliser que le mal était aussi ailleurs. Il s’était contenté de vivre le mal de l’intérieur, de l’intérioriser le plus possible ses pulsions. Et jusque-là, il avait réussi.

L’un et l’autre avaient bâti une passerelle. Leur complémentarité naquit ce soir-là.

Très vite, ils répandirent le mal autour d’eux. Ils débutèrent avec quelques moutons égorgés et des bœufs furent éventrés. Rien de cela n’était un accomplissement, mais bien un entraînement pour perfectionner leur technique et le début d’une longue liste d’actes sordides. Plus le temps avançait, et plus les besoins se faisaient pressants et grands. Ils souhaitaient détruire et faire souffrir. Ils souhaitaient annihiler les plus belles créations de ce monde. Nul doute alors que les vies humaines étaient la plus grande récompense qu’ils pouvaient imaginer. Ôter la vie et ruiner celle des familles.

Leurs outils affûtés et leurs stratagèmes établis, ils sortirent pour une énième chasse. Mais ce soir-là, sans échanger le moindre mot, ils s’étaient préparés à franchir le palier supérieur. Ils guettèrent une des sorties de la ville pour y repérer quelques vagabonds errants qui iraient se perdre au-delà du rempart. La victime importait peu. Seul le crime comptait. L’étendue du désert et l’obscurité de la nuit leur assurerait le champ libre pour commettre les pires horreurs. La première nuit se déroula sans encombre. La victime se défendit à peine. Les deux assassins déposèrent le corps dans une ruelle peu visitée. Nul doute que l’effroi qui serait provoqué serait tout autant jouissif que le crime lui-même. La peur envahit très rapidement la cité de Melrath lorsque le corps de la première victime fut découvert abandonnée dans une ruelle, souillant le mur d’une maison de la ville.

L’état d’excitation était sans pareil, appelant à être reproduit encore et encore. Ce mal naissant engendrerait à son tour d’autres maux. Car le mal ne savait point mourir et trouvait toujours sa voie parmi les hommes. Mais personne ne le savait encore.

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CHAPITRE 2 : Les Racines Pourpres

***

La nuit était noire, ni éclairée par la lune, et pas plus illuminée par les étoiles. Les nuages avaient pris possession du ciel et seule les quelques lueurs de Melrath éclairaient faiblement sa route. Plus elle avançait, et plus les lumières se faisaient lointaines. Elle avait quitté la ville par l’ouest et rejoignait la plaine désertique.

C’était une jeune femme assez citadine, à la silhouette élancée, et qui s’aventurait peu en dehors de la ville. Pourtant, elle se considérait comme étant aventureuse, estimant que ses escapades nocturnes dans les ruelles et les tavernes de Melrath pour y subtiliser quelques bourses laissées sans surveillance illustraient son goût du risque.

Pourtant, depuis peu, une vague de crimes déferlait sur la ville. Des dizaines de bêtes avaient été égorgés ou éventrés dans les enclos. Pire, un corps avait été retrouvé dans une ruelle, le ventre déchiqueté, et les entrailles débordant de toute part. La mise en scène était sordide. Ses activités nocturnes mises en péril, elle se risqua à une autre méthode hors de la ville. Elle craignait désormais trop la ville où un assassin semblait rôder. Le désert lui apparaissait comme un danger moindre.

Depuis quelques nuits, elle récupérait les restes de créatures que les aventuriers avaient laissés, transportant probablement déjà suffisamment de langues de serpents et de pinces de scorpions. La nuit sombre rendait l’exercice plus difficile, mais elle se rendit compte qu’il lui suffisait de marcher et de tâtonner le sol du pied. Une fois sa besace pleine, elle vendait l’intégralité de sa récolte aux vendeuses du coin.

Mais ce soir-là, après une dizaine de minutes de recherches infructueuses, elle crût sentir une ombre derrière elle. Elle scruta les environs. Rien. A vrai dire, elle ne voyait pas grand-chose à plus de quelques mètres. Seul le spectre lumineux de Melrath colorait légèrement l’horizon d’un peu d’orangé. Peu rassurée, elle pressa son pas et poursuivit sa route vers le sud. Elle ne faisait plus vraiment attention à ce sur quoi elle marchait. A tel point qu’elle trébucha sur une carcasse à moitié enfouie dans le sable. Encore à terre, elle entendit à nouveau un bruit. Quelqu’un était là, elle en était convaincue. Elle savait parfaitement discerner la présence humaine des sifflements d’un serpent ou du claquement des pinces d’un scorpion.

Tout en se redressant, elle jeta un regard derrière elle et distingua une silhouette immobile. C’était un individu de taille plutôt modeste, et plutôt mince. Un enfant presque, figé, qui assurément ne lui voulait pas que du bien. Ne désirant pas connaître ses intentions, elle repartit en courant. Elle distinguait un talus à sa gauche et une rangée de palmiers sur sa droite. Elle reconnut l’endroit et prit immédiatement la décision de rejoindre l’auberge du sud. C’était sa meilleure option, mais elle s’annonçait difficile avec l’obscurité dans laquelle elle était plongée.

Elle se stoppa. Une ombre lui faisait face. Son poursuivant l’avait-elle rattrapé ? L’individu avait la même corpulence, la même silhouette. Cela était impossible. Paniquée, elle repéra un talus un peu plus sur la gauche par lequel elle s’échappa. L’endroit lui était familier. A droite comme à gauche, elle savait le chemin sans issue, donnant sur un précipice. Il lui sembla que le chemin sur sa gauche lui offrait plus de plus de cachettes, plus chances de s’en sortir, ou de survivre plus longtemps. Contrainte par son instinct de survie de prendre une décision rapide, elle se dirigea vers l’ouest.

Elle se sentait piégée, mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle ne pouvait pas se livrer ainsi telle une proie traquée par ses prédateurs. Elle se retrouva au pied d’un gigantesque palmier poussant au bord de la falaise. Ne voyant aucune autre issue, elle tenta de se dissimuler derrière l’épais tronc. Terrorisée, elle attendait anxieuse, prête à sauter sur son assaillant. Quelques secondes plus tard, elle entendit une voix. Puis une autre, quasi identique à la première. Mais c’était bien une conversation. Ils étaient donc deux. Ils lui avaient tendus une embuscade, elle avait fini exactement là où ils l’avaient souhaités.

Se sentant déjà vaincue, la jeune femme voulut néanmoins leur montrer qui elle était, et leur prouver qu’elle était plus courageuse qu’ils ne le pensaient. Qu’elle avait réellement ce goût du risque. Elle se releva, et se dévoila. Elle reconnut très vite les deux jeunes jumeaux qui vivaient près du lac. Chacun tenait fermement un poignard.

Elle soutint leur regard, et proféra quelques insultes à leur encontre. Elle leur jura qu’un jour, le monde saurait. Qu’un jour, ce serait à leur tour d’être traqué. Tandis qu’ils s’approchaient calmement, l’œil sévère et la bouche consciencieusement close, elle leur lança une dernière phrase :

« Puisse mon sang couler à jamais, puisse-t-il permettre au monde de se souvenir du crime odieux qui a eu lieu ici. »

Alors qu’elle s’effondrait, perforée de toute part par les assauts successifs des lames tranchantes, sa complainte avait été entendue. Son sang éclaboussa l’épaisse écorce du palmier qui assistait impuissant à cette atrocité. Ses plaies saignaient abondamment et le liquide écarlate se répandit sans bruit sur le sable. Les globules rouges filèrent entre les grains et rejoignirent la terre sous-jacente. Les imposantes racines qui fendaient le sol s’engorgèrent de ce liquide écarlate. Telle la sève, le sang fut absorbé par le palmier. Les feuilles verdoyantes qui dominaient l’arbre pompèrent avec énergie le liquide qui remonta d’une traite à travers le tronc.

Une partie d’elle était encore là, présente en substance dans cet arbre centenaire, s’écoulant d’une feuille vers l’autre, leur donnant vie. Les feuilles s’étaient teintées d’un pourpre sublime. Mais l’obscurité masquait encore ce spectacle.

Ce n’est que le lendemain, à l’aube, que le palmier revêtirait pour la première fois son nouvel habit aux yeux des hommes. C’est aussi à l’aube que le corps de la jeune femme serait découvert, gisante, dans la fontaine de la ville.

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CHAPITRE 3 : Les Regards Noirs

Les corps s’accumulaient. L’un avait la passion brûlante qui le poussait à agresser, violenter et tuer. L’autre avait le sang-froid nécessaire pour agir avec méthode et précision. Le duo était sans faille. L’un était l’alibi de l’autre. Aucun soupçon ne pouvait être porté sur eux. Ils étaient bien trop jeunes pour cela et avait l’apparence de l’innocence.

Il y avait pourtant cette seule et unique personne, qui avait des doutes. Longtemps elle tenta de se raisonner, de se convaincre que tout cela n’était que pure folie. Tous ces petits instants étranges qu’elle avait ressentis pendant des années remontaient à la surface. Rien n’avait été enfoui assez profondément. L’instinct d’une mère est l’une des forces les plus puissantes qui existent. Quoi d’autre que le lien unissant une mère à ses fils pourrait être capable de rivaliser avec les liens fraternels ? Elle espérait obtenir des preuves contredisant sa théorie, mais cela lui semblait déjà futile, car elle savait.

La mère d’Ottan et Koldan était tiraillée. Assaillie de toute part par ses propres démons, elle ne savait quelle issue donner à tout cela. Son devoir était-il de protéger ses enfants à tout prix, de les aimer par-dessus tout ou devait-elle les accabler, et détruire ce mal pour le bien de tous ?

Le déroulement des évènements lui apporta la réponse qu’elle redoutait tant. Quelques semaines plus tard, sur le palier d’une des maisons de la capitale, un petit nourrisson sans vie était étendu. On vint très vite le recouvrir d’un tissu de lin, tant la vision était sordide. Les mots auraient à peine su décrire une telle boucherie.

Lorsque la nouvelle lui parvint, la mère ne put retenir ses larmes. Elle était fébrile, tremblotante. La honte s’emparait d’elle. La colère la saisissait avec force. Surtout, une tristesse infinie prenait possession d’elle. Elle songea à cette mère éplorée, quelque part dans la ville et pensa longuement à ce petit être dont on avait volé la vie.

Elle quitta précipitamment l’atelier où elle travaillait et s’échappa de Melrath. Chaque regard posé sur elle était comme un doigt pointé en sa direction. L’impression tenace que chaque passant qu’elle croisait connaissait le mal auquel elle avait donné naissance.

Elle rejoignit un temple dédié aux dieux, à quelques encablures de la ville à l’ouest, sur les plaines légèrement herbeuses qui marquaient l’entrée dans l’oasis verte. C’était un temple d’une taille très modeste. Quelques colonnes de pierres disposées en cercle soutenaient une toiture légèrement arrondie. De tenaces plantes grimpantes s’étaient solidement agrippées à la pierre. Au centre de ces colonnes se tenait un petit autel en terre cuite, orné de quelques fleurs et de récentes offrandes. Elle s’y rendait lorsqu’elle ressentait le besoin d’approcher les dieux. Souvent elle avait fait asseoir ses fils pour leur expliquer que les dieux étaient miséricordieux, et qu’ils savaient pardonner. Une fois même, elle les y avait emmenés. Elle revivait la scène et revoyait ses fils encore bien jeunes. Tout cela était bien loin.

Elle s’agenouilla au pied de l’autel, et apposa ses coudes sur la terre froide et humide. La tête baissée, elle murmura quelques paroles.

« J’ignore comment tout cela fonctionne, et si même cela fonctionne. Mais je viens vous voir car je suis une mère désespérée. Pire que cela, je suis une mère coupable. J’ai enfanté de deux monstres. Personne en ville ne semble le voir, mais je le vois. Et vous le voyez, j’en suis certaine. J’en implore votre clémence et votre miséricorde. Le châtiment divin est la seule chose qui puisse arrêter ce mal. Je ne possède pas grand-chose, et pour tout vous dire, je n’ai sur moi rien d’autre que ces vêtements usés pas le temps. Prenez-moi s’il le faut. Je ne mérite pas plus qu’eux de vivre davantage, et je ne sais d’ailleurs si je le pourrais. »

A bout de souffle, elle s’effondra, en larmes.

***

La nuit qui s’ensuivit, les deux frères rôdaient dans les abords désertiques de Melrath Zorac. Ils préparaient un sombre dessein et s’apprêtaient à entrer dans la capitale. Sans prévenir, une drôle sensation les envahit tout entier. Leurs corps semblaient être gouvernés par une force surpuissante et mystérieuse. Leurs jambes se raccourcirent et leurs bras s’étirèrent autant qu’ils s’affinèrent. Leur peau disparut sous un épais manteau d’écailles teintées de vert pour l’un et d’orange pour l’autre. Leur bouche n’était plus qu’une gueule béante, dégoulinante de bave et révélant deux rangées de crocs menaçants. De grandes ailes se déployèrent, pendant au-dessous de ce qui fût autrefois leur bras.

Ils n’avaient plus seulement l’essence du mal. Ils en avaient l’apparence. Là était toute l’astuce de leurs lugubres méfaits. La dissimulation était la clé. Ils seraient désormais exposés au monde, incapables d’éclipser le mal inhérent à leurs esprits.

Ils seraient désormais chassés et plus jamais chasseur.

Mais ils étaient aussi une leçon. A tous ceux qui n’avaient pas vu le malin sournoisement caché derrière ces êtres. A ceux qui avaient refusés de le voir. Ils ne devaient jamais oublier. Ainsi les deux jeunes dragons parcourraient les cieux inlassablement, à la vue de tous, de nuit comme de jour. Aucun jour ne saurait passer sans ce terrible rappel.

Crachant quelques flammes ou exhalant quelques souffles glacés, ils continueraient à blesser. Car le mal était leur nature profonde que les dieux n’auraient pu changer. Ainsi avaient-ils été créés.

Mais les dieux s’appliquèrent à ne plus jamais se faire croiser leurs routes. Ils les contraignirent à suivre des directions opposées. Leur réunion était l’atout maître dans la délivrance de leur mal. Leurs corps monstrueux s’effleureraient dans les cieux, mais la volonté des dieux les empêcheraient de s’atteindre.

Certains racontent que lorsque les deux dragons se frôlent, lorsque de peu ils manquent de se rejoindre sans jamais pouvoir y parvenir, leurs regards se croisent. L’instant est bref, mais suffit au mal pour se contempler lui-même.

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Chapitre 4 : Les Larmes Grises

Les crimes avaient cessé dans Melrath. Le mal s’était envolé. Les gens s’interrogeaient. Les rumeurs les plus folles courraient dans les ruelles de la ville. Certains craignaient que le pire soit encore à venir. D’autres pensaient que les prières des habitants avaient été entendues par les dieux. Mais d’aucun n’eût l’intelligence d’y voir un lien avec l’apparition de deux monstres dans le ciel de la région. Peu étaient des explorateurs avertis, et il fût rapidement convenu qu’ils provenaient certainement de lointaines contrées.

Seule la mère des deux assassins avait saisi l’intervention divine. Les bêtes célestes avaient surgi au lendemain de ses prières. Elle resta cloîtrée chez elle pendant de longs jours. Elle demeurait muette devant son époux qui lui rapportait les quelques nouvelles de la ville et autres rumeurs interceptées au coin d’une rue. Il la questionnait sur ses deux fils partis « explorer le monde ». Elle n’avait rien trouvé d’autre comme explication tant son esprit s’était vidé de toute pensée. Et cela semblait suffire à son époux qui voyait dans ce mensonge une raison à son chagrin. Mais depuis, elle s’enfermait dans un mutisme et ne laissait s’échapper que quelques gros sanglots une fois la nuit venue.

Un soir, ne supportant plus ce fardeau, elle quitta sa demeure où son époux venait de s’endormir. Elle contourna Melrath par le sud, traversa sans s’inquiéter les sifflements des serpents et rejoignit le désert aride bordant l’ouest de la ville.

Elle descendit quelques talus de sable, et s’arrêta. Elle était au point de rencontre. A cet endroit où les deux dragons croisaient leur regard. A cet endroit où jaillissait la lueur du mal pendant une courte seconde. Du mal dont elle avait enfanté, et duquel elle était responsable. Elle se sentait trop coupable pour ne pas assumer le mal, mais elle était trop fragile pour le regarder en face.

Elle avait donc choisi la nuit. Pour tout sentir sans jamais voir. Elle s’était convaincu dans sa détresse que quelqu’un ou que quelque chose viendrait la prendre. Ses fils peut-être. Ou ses dieux à qui elle n’avait pas offert de sacrifice. Elle était prête à se livrer.

Bientôt, elle perçut quelques battements d’ailes lointains. Ils approchaient. L’un par le nord, l’autre par le sud. L’instant était imminent. Elle frissonnait autant qu’elle brûlait à l’idée de vivre cet instant où elle serait punie de ses péchés, et délivrée de sa souffrance.

Elle sentit rapidement quelques cristaux de glace se former sur ses joues mouillées. Elle sentit les flammèches échauffer son corps érigé dans la nuit. Et à l’instant même où les dragons survolaient sa tête baissée, elle se raidit. Ses traits se figèrent. Ses muscles et ses os se transformèrent en une pierre solide et rugueuse.

Il ne restait plus que cette colonne de pierre, figée dans l’éternité, et dressée dans le désert. Murée dans ce tombeau de pierre, plus jamais elle ne verrait le mal en ses fils. Là était le pardon. Mais à jamais elle continuerait de ressentir leur mal, à travers les flammes et les cristaux de glace qui viendraient éreinter sa surface. Là était la punition.

La légende raconte que certains l’entendent encore pleurer, derrière la pierre

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Chapitre 5 : Les Orangées du Sable

Des bruits de pas étouffés réveillèrent l’homme tout juste endormi. La baraque n’était pas bien grande et il était difficile de dissimuler les allées et venues. Quelque chose clochait. Sa femme avait récemment pris l’habitude de quitter la chambre pour sangloter seule dans la pièce principale. Mais il n’entendait plus rien.

Il se leva d’un bond et ouvrit la porte qui donnait sur la pièce principale. D’un regard il balaya la pièce plongée dans l’obscurité et remarqua très vite la porte d’entrée à peine entrouverte et qui laissait filtrer quelques lumières lunaires. Sa femme était sortie et cela l’inquiétait grandement. Il prit quelques secondes pour enfiler ses bottes et sortit en vitesse. Il scruta les alentours à la recherche de quelques ombres furtives. Par chance, la nuit était claire, et il distingua rapidement une silhouette longiligne qui filait vers le sud. C’était elle.

Il la suivit jusqu’au cœur du désert à l’ouest de la ville où elle s’était immobilisée un peu en contrebas. Elle gardait la tête baissée et n’aperçut pas l’ombre de son mari qui l’observait à distance. Les dragons étaient sur le point de survoler la zone, et il s’inquiéta. Elle ne réagissait pas. Que pouvait-elle bien faire à une heure si tardive dans cet état de détresse émotionnelle ? Il voulait s’approcher d’elle et la récupérer.

Au même instant, le dragon de glace qui volait depuis le sud le survola, faisant sentir son souffle frais. Par peur d’être repéré par le monstre, il se plaqua au sol. Il attendit de longues secondes le temps que la bête s’éloigne. Il entendit un second battement d’ailes, celui du dragon de feu qui venait du nord.

Une fois les bêtes au loin, l’homme se releva avec difficulté. Il balaya du regard le désert autour de lui. Quelques flammèches laissées par le dragon scintillaient ici et là. Son regard s’arrêta sur un point en contrebas. Il fut saisi d’effroi lorsqu’il découvrit une colonne de pierre érigée là où sa femme se tenait encore quelques minutes plus tôt. Il parcourut une nouvelle fois le désert des yeux, tentant d’apercevoir une ombre fuyante. Personne. Elle n’aurait pas pu s’enfuir aussi vite.

Il accourut auprès de cette colonne qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il en fit le tour, espérant trouver sa femme cachée et recroquevillée. Mais il n’y avait que ce petit édifice de pierre. Il posa ses mains sur la pierre qui au toucher était anormalement tiède. Un frisson le parcourut tout entier. Il ne savait se l’expliquer mais il avait eu l’impression de la ressentir. C’était une sensation indescriptible. Mais c’était elle.

Il aurait voulu se fondre avec la pierre. Pour se rapprocher d’elle et pour donner un sens à tout cela. L’absence de ses fils, la tristesse de son épouse. Et cette terrible métamorphose. Tout semblait connecté par des liens invisibles à ses yeux. Il s’assit, adossé à la colonne de pierre, et tenta d’expliquer ce qui lui arrivait.

La disparition de ses fils était sûrement la clé. Le lieu devait être symbolique. Il commençait à se perdre dans ses pensées quand il fût rappelé par la réalité. Les deux dragons étaient sur le point de repasser au-dessus de la zone. Ils allaient se frôler juste au-dessus de cette colonne nouvellement apparue. Ce ne pouvait être un hasard. Il observa les dragons qui l’observèrent en retour.

Ses fils.

Ça n’avait aucun sens mais cela était devenu limpide. Ni le manteau d’écailles, ni les crocs acérés, ni le regard reptilien ne pouvaient le duper.

Le dragon de glace fila vers les cimes sans faiblir. Ce ne fût pas le cas de la bête de feu qui avait freiné sa course. L’homme sondait les yeux de son fils. Il y voyait pour la première fois une noirceur absolue, lui qui avait passé si peu de temps avec ses fils. La menace se tenait devant lui, battant des ailes pour se maintenir à une altitude constante. L’ombre du dragon découpait dans le ciel étoilé une zone d’ombre plus noire que la nuit.

Ce fut la seule et unique fois où le dragon s’arrêta dans sa course.

La puissance des dieux, celle-là même qui devait entraîner les dragons dans son vol perpétuel, n’était pas suffisante ce soir. La haine qui rongeait la bête, doublée du mal qui l’habitait, était bien trop forte. Il était là, l’homme qui avait fui à ses responsabilités paternelles. L’homme qui avait laissé le mal germer telle la minuscule graine enfouie dans le sol. L’homme qui avait laissé le mal grandir et surgir telle la fébrile pousse perçant la terre et affrontant la lumière du jour. L’homme qui avait laissé le mal être.

Comprenant que sa vie était menacée, le père recula de quelques pas, faisant toujours face au dragon. Il se retrouva au pied du talus par il était descendu plus tôt. Il se retourna pour le franchir et pressa son pas. Il atteignit le sommet du talus. Il poursuivit vers le nord tandis que le dragon le suivait patiemment. Son fils attendait le moment opportun, sachant pertinemment que l’homme n’en sortirait pas sauf.

L’homme s’était mis à courir, mais son avancée était considérablement freinée par le sable qui ralentissait chacun de ses pas. Plus il progressait, et plus se dessinait devant lui une ombre grandissante. C'était l’une des falaises qui bordait le désert aride. Trop abrupte, elle était infranchissable. Une fois au pied de cette dernière, piégé, il la longea en tâtonnant la pierre. Il se dirigeait vers l’est, pour parvenir jusqu’à Melrath. Il avança d’une centaine de mètres, toujours guetté par la bête, sentant son souffle chaud dans son dos. Il ne distinguait toujours pas les lumières de la ville. Inquiet et tentant de percer l’obscurité de son regard, il heurta de tout son flanc un mur de pierre.

Le rempart. Il y a encore quelques lunes, cet empilement ordonné de briques grises n’était pas encore sorti de terre. Mais la construction avait bien progressé, barrant complètement l’accès depuis le désert. Il aurait dû le savoir, aidant justement à la construction du mur. Mais la panique avait chassé tout son bon sens. Dans le coin dans lequel il s’était tout seul conduit, il se retourna, dévisageant la bête. Il était piégé.

La bête avait eu suffisamment de temps pour jouir de la situation. Le voir insister ainsi, espérant une fuite. L’extase avait assez duré.

Gonflant son poitrail, le dragon fit naître le feu dans ses entrailles. Ses dents légèrement espacées en laissaient filtrer une lueur rougeoyante. La bête ouvrit la gueule et d’un seul souffle, puissant et profond, il réduit en cendres le coin dans lequel l’homme s’était reclus. Il ne restait plus rien.

On raconte que la flamme a été si tenace qu’elle continue de brûler, légèrement enfouie sous le sable, là où l’homme se tenait recroquevillé dans ses derniers instants. Ici-même où depuis lors, un cactus continue de porter les reflets brûlants du feu aujourd’hui enfouie sous ses pieds, et qui jadis ici avait consumé un homme.

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Chapitre 6 : Les Noirceurs de la Pierre

(Partie 1/2)

Le rempart ceinturant Melrath était presque achevé. Il restait encore un dernier trou béant, juste derrière la bibliothèque et l’armumerie, attendant d’être comblé par des briques taillées de pierre simple provenant de la mine au nord. La construction avait pris un léger retard suite à la disparition d’un des travailleurs miniers les plus actifs de la ville. Sa femme et ses deux jumeaux s’étaient également volatilisés sans explication. Il devait justement apporter le dernier lot de pierres simples le jour où il ne s’était pas rendu à la mine comme à son habitude.

C’était la dernière occasion pour le jeune Tildo de grimper sur les hauteurs du rempart avant que la dernière cargaison de pierres simples n’arrive et rende l’édifice infranchissable. Le rempart était épais, et l’imbrication particulière des briques offrait au jeune grimpeur un semblant d’escalier et de prises faites de briques. L’ascension, bien qu’interdite, n’était que très peu surveillée par les gardes en faction qui se concentraient aux points d’entrée de la ville. C’était littéralement un jeu d’enfant. Il n’avait eu aucun mal à distraire les gardes et à se faufiler jusqu’à la zone d’escalade.

Une fois au sommet, il arrivait sur un couloir aménagé, bordé de chaque côté par deux parapets prolongeant les murs extérieur et intérieur. C’était sur ce couloir que bientôt les gardes se promèneraient et pourraient garder la ville. En attendant, Tildo jouissait de l’exclusivité du point de vue sur la ville. Mais ce n’était pas là son plus grand attrait. En progressant vers l’ouest, il rejoignit la portion de rempart bordant la plaine désertique.

Il balaya le désert des yeux, distinguant nettement la verdure du camp des amazones, et les vestiges de Til’Lunis. Il abaissa ses yeux et observa la dizaine de cactus rassemblés plus bas. Le soleil tapait tellement fort qu’il crût même apercevoir un cactus à l’écorce orangée, reclus dans un coin. Le paysage était splendide, mais il n’était pas là pour le contempler. Non, il attendait un spectacle d’un tout autre genre.

Il s’assit sur le rebord, et attendit sans un bruit. Il jetait des coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Puis, enfin, le spectacle commença. Du nord et du sud deux bêtes spectaculaires arrivaient. Deux dragons. L’un de feu, l’autre de glace. Ils n’étaient arrivés que depuis peu mais déjà le jeune enfant avait remarqué leur rituel. Ils suivaient toujours la même route, et passaient l’un à côté de l’autre ici, aux portes de Melrath.

Déjà, il était fasciné. Il ne se lassait pas de poser son regard sur leurs vastes ailes déployées, frappant l’air dans un bruit sourd, soulevant le sable du désert dans leurs sillages. Il s’émerveillait devant la glace et le feu qu’ils vomissaient de leurs gueules grandes ouvertes. Au passage des deux dragons, l’un d'eux expira une flamme qui vint frôler le rempart de Melrath. Le jeune garçon poussa un cri, surpris et effrayé. Conscient de l’avoir échappé belle, il recula d’un pas. Il profita une dernière fois des deux colosses des airs qui s’éloignaient, puis rebroussa chemin.

En contrebas, un des gardes en faction avait entendu le cri. Comprenant qu’il venait des hauteurs du rempart, il s’éloigna de ce dernier pour avoir une meilleure perspective. L’œil entraîné, il repéra en une fraction de seconde une petite silhouette se déplaçant sur les hauteurs nord-ouest du rempart. C’était ce foutu gamin qu’il avait entraperçu rôdant dans les parages. Il accourut, longeant l’armurerie par la gauche, et arriva finalement devant le pan du mur inachevé.

Un peu plus haut sur le rempart, Tildo revenait calmement, sans se douter de ce qu’il attendait. Arrivé à la zone pour redescendre, il s’apprêta à redescendre et ne remarqua pas immédiatement le garde posté. Il descendit d’un mètre quand un raclement de gorge le fit sursauter. Il rata l’appui sur lequel il souhaitait poser son pied et glissa. Son petit corps dévala avec fracas les quelques mètres qui le séparaient du sol. Son front heurta de plein fouet une brique de la construction en saillie.

Impuissant, le garde observait médusé la scène. Le corps inanimé de Tildo roula jusqu’à ses pieds, le sortant de sa torpeur. Il ne savait pas quoi faire. S’il n’avait pas consciemment causé la chute, il était responsable de la présence de l’enfant sur les hauteurs du rempart. Il perdrait assurément son rôle de garde et serait jeté en prison dès le lendemain. Les autorités de la ville étaient intransigeantes.

Pris de panique, il regarda autour de lui, cherchant une solution pour le sortir de cette situation. Il n’y avait qu’un tas de briques, attendant d’être posées sur l’édifice. Il n’y en avait pas suffisamment pour terminer la construction.

L’idée vint à lui presque aussitôt. Tout ce dont il avait besoin, c’était de dissimuler le corps de l’enfant aux yeux des villageois. La façade et le sommet du rempart devaient être correctement imbriqués, mais personne ne remarquerait une quelconque zone creuse et vide à l’intérieur de celui-ci. Le garde disposa consciencieusement la dépouille au cœur du mur, dans la partie inachevée. Puis il s’attela, à disposer les briques autour de lui, le cachant à jamais, masquant son crime. Il supplia les dieux de ne pas être surpris et ils semblèrent accéder à sa requête.

La nuit était presque tombée quand il acheva son œuvre macabre. Il s’éloigna calmement, simulant une ronde habituelle.

Les jours passèrent et pas un villageois ne remarqua quoi que ce soit. La légende raconte qu’à cet endroit, les pierres du mur, honteuses et attristées du crime affreux qu’elles protégeaient, se teintèrent du sang du jeune garçon en signe de deuil. A jamais elles seraient assombries par cet acte. Mais là encore, les jours, les mois et les années passèrent sans que jamais personne ne remarque que les pierres avaient parlé.

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Chapitre 7 : Les Noirceurs de la Pierre

(Partie 2 / 2)

Terminant sa ronde habituelle, le garde s’arrêta quelques instants devant le petit étang de Melrath, au sud-est de la ville. Le soleil tapait férocement et se reflétait sur le sable clair des allées de la ville. Le petit étang offrait alors une fraîcheur bienvenue à cette heure de la journée.

L’homme contempla son reflet quelques minutes, légèrement déformé par de discrètes vaguelettes qui ondulaient à la surface. Il crût y distinguer quelques formes sombres sur son visage. De la boue peut-être songea-t-il. Il se frotta les joues pour retirer ces salissures avant de réaliser que ce n’était pas de simples tâches. Ce n’était même plus sa propre peau que ses doigts touchaient mais une sorte de croûte solidement ancrée sur sa figure et dure comme la pierre. Il frotta plus énergiquement. Ses doigts râpaient avec force la surface rugueuse, mais en vain. Il se pencha à nouveau au-dessus du petit plan d’eau et remarqua une nouvelle plaque, sur son front. Elle grignotait peu à peu son visage et atteignait déjà sa tempe droite.

Ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait, il recula vivement de l’étang, dégoûté et terrorisé de l’image qu’il renvoyait. Pendant qu’il s’éloignait à vive allure, une sensation inattendue vint alourdir sa jambe droite au niveau de la hanche. Sa course en fut nettement ralentie. Pendant qu’il s’échappait, il sentit la pierre froide lentement prendre possession de lui. Il chercha à fuir la ville, baissant la tête dès qu’il croisait quelques villageois, prétextant une urgence hors de la ville à ceux qui l’interrogeaient.

Ses pieds se raidirent à leur tour, ralentissant sa progression. Sa démarche était affligeante à observer. Il franchit la porte sud au moment où sa veste se déchirait sous la pression de la pierre grandissante. Il se redressait peu à peu au fur et à mesure que sa nuque et son dos se solidifiaient. Il fila à travers les plaines du sud, cherchant un refuge pour se cacher.

Il escalada un petit talus un peu plus loin et prit sur sa droite. La hauteur de l’endroit l’empêcherait d’être vu par ceux qui passeraient en contrebas. Il s’allongea sur le sol pour amoindrir le risque d’être aperçu. Il espérait s’endormir et réaliser en se réveillant que tout avait disparu. Mais son corps se déformait, se gonflait et se craquelait de toute part. Bientôt, ce n’était plus seulement sa peau humaine qui se livrait à la pierre. Ses muscles, ses ligaments, ses os et ses organes se statufièrent les uns après les autres, figés par une force incontrôlable. L’homme se tordait de douleur, étouffant ses cris pour ne pas être repéré. Se retournant sur lui-même, se redressant ou se recroquevillant, le garde dansait une bien triste chorégraphie.

Asphyxié, l’homme perdit connaissance tandis que la métamorphose se poursuivait. Ce n’était plus un humain, c’était une bête gigantesque, faite d’une pierre dure et sombre. Le golem se réveilla, poussant un long grognement. Sous le poids de la pierre, la créature était comme liée au sol qui l’avait vu naître, incapable de se mouvoir. Elle resterait juste là où l’homme avait quitté sa forme humaine. L’homme n’était presque plus là, emmuré derrière ce colosse de pierre. Mais il n’était pas mort. Si son enveloppe charnelle n’était plus, son âme était bien là, barricadée derrière un rempart vivant et à l’âme pour toujours en peine.

La légende raconte que sous l’impulsion des dieux, la pierre s’était vengée du sort du jeune Tildo. Que ce meurtrier ne mériterait pas mieux que le sort qu’il avait réservé à l’enfant. A jamais silencieux derrière la pierre.

Il resterait là, à l’extérieur d’une ville que jadis il avait gardé, et dans laquelle il ne mettrait plus les pieds. Il resterait là, au pied de ce rempart dont il avait fait son complice.

Ni les coups qu’il lui assènerait, ni les tentatives d’en atteindre le sommet ne parviendraient à faire céder le mur endormi. Ce rempart qui pour toujours le regarderait de haut, le méprisant.

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Chapitre 8 : Les Glaces Éphémères

Le dragon de glace poursuivait sa route, contraint de subir son châtiment divin. L’homme derrière la bête était toujours là, scrutant le ciel autant que la terre qui s’étendait sous lui. Le paysage immuable défilait sans fin, puis recommençait encore et encore. Une vraie splendeur au premier passage qui devenait désormais une douleur pesante et silencieuse.

Longtemps il avait tenté de dévier sa route, et de fuir ce destin cruel. Son frère avait su ralentir sa course pour punir leur père indigne. La motivation l’avait guidé, et le mal profond de la vengeance lui avait donné la force suffisante, cette unique fois. Mais Koldan, le dragon de glace, en voulait plus. Malheureusement pour lui, vaincre l’emprise des dieux n’était pas une chose aisée.

Pourtant, lui aussi avait une motivation profonde en lui, une haine glaçante. Sa mère. Il l’avait observé cette nuit-là dans le désert, seule et éplorée, baissant la tête, fuyant le regard de ses fils. Il ne faisait aucun doute pour lui que c’était elle qui les avait vendus aux dieux de ce monde. Ces mêmes dieux qui avaient fait d’elle une vulgaire ruine perdue dans le désert, fouettée par milles vents chauds et érodée par de microscopiques grains de sables. Elle avait payé pour ses torts.

Non, la créature de glace ne voulait pas l’atteindre elle, mais plutôt sa dévotion aveugle envers ces êtres supérieurs.

A force d’un nombre incalculable de passages, le dragon connaissait les moindres recoins du tableau qu’il survolait. L’emplacement de chaque palmier et de chaque cactus, les moindres courbures du relief, l’agencement déstructuré des ruines de Til’Lunis. Il avait repéré ce petit temple circulaire, aux abords de l'oasis, dissimulé derrière le feuillage évasé de la palmeraie. Ce temple dédié aux dieux où leur mère les avait emmenés il y a quelques années. Il se souvenait qu’elle s’y rendait dès qu’elle en ressentait le besoin. Probablement s’y était-elle également rendue pour les dénoncer, lui et son frère. C’était de ce temple, de cette passerelle vers les hauteurs célestes, que leur déchéance avait été amorcée.

Plus il passait par dessus cette zone, et plus sa rage grandissait, se rapprochant peu à peu de cette puissante ire qui lui permettrait bientôt de prendre sa revanche à sa manière.

Le jour où cela arriva, le plan avait été bien réfléchi et avait mûri dans son esprit. La stratégie finale n'était évidemment pas grandement élaborée, ne pouvant attendre rien de plus que ce qu’une cervelle de dragon ne saurait pondre. La bête dévia sa trajectoire de quelques dizaines de mètres tout au plus. A l’approche de l’édifice religieux, elle prépara son souffle glacé à l’intérieur de son poitrail. Au moment d’exhaler avec force son vent de glace, le dragon amorça sa descente. Les modestes colonnes et le toit se recouvrirent d’une fine pellicule brillante et glacée. Fragilisant la structure, la glace l’embellissait aussi de milles scintillements blancs et bleus clairs. Une merveille sans témoin pour la contempler.

Malheureusement, le spectacle fut furtif et ne dura que quelques secondes, réduit en miettes sous l’impact du corps lourd de la bête qui rasait presque le sol. Le fracas était assourdissant. Les colonnes autrefois si robustes éclatèrent comme du verre et les morceaux s’éparpillèrent dans l’air, projetés vers les nuages avant de retomber aussi net. Seules les bases des colonnes, ancrées solidement dans le sable, résistèrent à l’affront du dragon. La coupure était irrégulière, façonnée chaotiquement par le passage rapide du vengeur.

Les quelques cristaux de givre fondirent rapidement après la furie destructrice de la bête, effaçant toute trace de son passage. Plus jamais la route du dragon ne fut déviée. Et dans les siècles qui suivirent, le temple resta la ruine qu’il était devenu. Seules les quelques pierres égarées furent récupérées pour d’autres usages. Il ne resta que ces quelques pieds de colonnes, disposés en cercle, et vestige de cette terrible attaque.

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Chapitre 9 : Les Blancheurs du Passé

Le sommeil était profond. La palmeraie qui s’entendait au sud de l’oasis verte était réputée pour l’atmosphère sereine et tranquille qui s’en dégageait. Un calme à peine perturbé par le coassement lointain des crapauds. Pas même l’agitation de la ville ne parvenait à filtrer au travers de cette muraille de verdure.

L’endroit était parfait pour les longues siestes de Karkan, qui y avait installé un petit hamac bien confortable sous l’ombre des grands palmiers. Le réveil était toujours délicat, rempli d'une douceur telle qu'on aurait voulu jamais ne se réveiller.

Mais ce jour-là, la douceur s’éclipsa en une seconde. Le calme était rompu, la tranquillité était bafouée.

Un bruit assourdissant détonna et résonna entre les arbres. Les troncs tremblèrent. Les feuilles et les brins d’herbes frissonnèrent sous le souffle de ce qui semblait être une vive explosion. Tiré avec violence de son sommeil, Karkan dégringola de son hamac et atterrit lourdement sur le sol.

Le bruit avait aussitôt cessé, reparti aussi vite qu’il était arrivé. Reprenant ses esprits, le jeune homme se releva et tourna sur lui-même, cherchant à identifier l’origine de ce qu’il venait d’entendre. Rapidement, il aperçut un nuage de fumée plus à l’est. C’était le temple.

Il accourut aussi vite qu’il put, enjambant les hautes herbes et s’agrippant au tronc des arbres comme pour se donner de la vitesse. Il craignait qu’une personne puisse être sous les décombres, blessée ou pire.

Le nuage de sable était encore suspendu dans l’air, empêchant une bonne visibilité. Mais du peu qu’il entrevoyait, le temple n’était plus qu’un empilement désordonné de fragments plus ou moins gros. Il s’approcha et tendit l’oreille mais il n’entendit rien. Pas un souffle ou un cri. Quelque peu rassuré, bien que ne s’expliquant toujours pas ce qui avait causé cette destruction, il fit le tour de la zone, pour mieux appréhender l’ampleur du désastre. Il était décontenancé, incrédule devant une telle horreur.

Alors qu’il reculait pour une meilleure perspective, il trébucha sur une proéminence qui semblait sortir de terre. Il se redressa et jeta un œil à ce qui l’avait fait chuter. Il n’en revint pas. C’était le sommet d’un crâne, d’un blanc presque immaculé. Il était trop propre pour avoir subi les colères du climat. Karkan en déduit qu’il venait tout juste d’être exhumé, vraisemblablement à la faveur de ce qui avait dévasté le temple.

Le jeune homme se demandait si le sable cachait un peu plus de ce trésor du passé. Il sonda les alentours et repéra en plusieurs endroits quelques zones plus blanches qui accrochèrent son regard. En estimant la distance séparant entre le crâne et les quelques os dispersés, il réalisa la dimension de la bête qui jadis avait agonisé ici.

Soigneusement, il recouvrit chaque os, chaque vertèbre d’une légère couche de sable. L’endroit serait bientôt investi par une foule de personne venue constater les dégâts et évacuer les débris. Il voulait être le premier et le seul à faire sortir de terre cette carcasse.

Pendant de longs jours, il s’impatienta, furetant dans les parages, assistant au défilé incessant des quelques volontaires venus transporter les pierres. Ce n’est qu’au bout d’un cycle lunaire complet qu’il put enfin réinvestir la zone en toute tranquillité. Il retourna à l’endroit exact où le crâne avait surgi. Il creusa méthodiquement autour de chaque os, déblayant le moindre grain de sable, cherchant à ne jamais endommager le squelette. Il remonta ainsi, vertèbre après vertèbre, le corps de la bête, du bout de sa gueule jusqu’à la pointe de sa queue. Il s’employa aussi à faire en sorte que le sable ne puisse pas facilement reconquérir ce qu’il venait de dévoiler aux yeux du ciel. Une journée avait suffi.

Une fois son travail achevé, il usa de son agilité pour grimper au sommet d’un arbre au tronc large. D’énormes trous creusés dans l’écorce parsemaient le pourtour du tronc et assuraient des prises faciles pour les grimpeurs inexpérimentés. Il se glissa entre les branches et les feuilles et atteignit la cime sans encombre. Il contempla son œuvre avec fierté. La vue était sublime. Le squelette remarquablement conservé. Ce devait être un dragon, à en juger par les dimensions et la morphologie. Un dragon terrifiant.

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Chapitre 10 : Jaunes pétales

Un souffle lointain, laissé dans le sillage de la bête de glace qui transperçait les nuages. Un souffle lointain se propageant entre les molécules d’air, se rapprochant peu à peu. Un souffle tout proche, faisant vibrer les feuilles et les branches pendant un bref instant.

L’équilibre était fragile. Perché au sommet de cet arbre majestueux, absorbé par l’œuvre qu’il avait exhumé, il vacilla. La brise aussi légère que passagère avait suffi à faire basculer l’homme distrait. Karkan chuta entre les feuilles, ricochant entre les branches qu’il ne parvenait pas à attraper. Il filait inexorablement vers son funeste destin. La sérénité de l’endroit fut brisée l’espace d’une seconde par le bruit sourd de la mort. Le bruit du corps de Karkan s’écrasant sur le sol dur.

***

Le lendemain matin, l’œil d’une jeune femme qui passait dans les parages fut attiré par les blancs éclats du squelette du dragon qui tranchait nettement avec la verdure omniprésente. Intriguée, elle s’approcha et découvrit ébahie la splendeur qui s’étalait devant elle à même le sol. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Elle s’avança et marcha par-dessus des dizaines d’os imbriqués les uns dans les autres, prenant soin de ne pas les abîmer ou de les encrasser avec la boue des marais d’IssCanak qui s’était accolée à la semelle de ses chaussures.

Alors qu’elle atteignait l’extrémité arrière de l’animal, elle poussa un cri d’horreur. La fascination fut balayée par la désolation. Une autre dépouille était étendue un peu plus loin, sous l’ombre d’un arbre gigantesque. C’était un spectacle bien différent et autrement macabre. On lisait l’horreur dans ses yeux. Elle ne portait plus aucune attention au dragon derrière elle.

Elle était tétanisée. Elle prit quelques secondes pour se ressaisir et se précipiter vers le corps. Le jeune homme était complètement froid. Gelé par la mort. Une coulée de sang asséchée tâchait son front pâle. Elle regarda en l’air, comprenant qu’il était tombé de l’arbre. Elle l’imaginait contempler lui aussi ce dragon ancestral. Peut-être même était-ce lui qui l’avait sorti de terre.

Elle resta assise à côté de lui, pleurant à chaudes larmes pour cet inconnu qu’elle n’avait jamais croisé. Elle voulut faire quelque chose pour lui. Mais que pouvait-elle apporter à un être dont la vie avait été ôtée ? L’endroit était magnifique et paisible. C’était un havre de paix, exception faite de l’être qui gisait à terre. Illuminée par une idée soudaine, elle bondit d’un saut : elle l’enterrerait dignement dans ce bel endroit qui serait sa dernière demeure.

Elle creusa un trou dans le sol. Sa force n’était pas considérable, mais elle parvint tout de même à excaver suffisamment de terre pour donner au jeune homme une fosse modeste. Elle y tenait. Elle déposa avec beaucoup de précautions la dépouille du jeune Karkan. Quelques coups de pelle plus tard, la dépouille était ensevelie sous un petit monticule de terre. Elle fureta ensuite dans les alentours pour trouver de quoi faire une pierre tombale. Par chance, elle tomba sur des fragments du temple encore intacts. Ils avaient dû être projetés particulièrement loin et dans une végétation bien dense. Les évacuateurs n’avaient pas cherchés aussi loin.

Elle usa de toutes ses dernières forces pour acheminer les lourdes pierres vers la tombe. Elle édifia ainsi une petite stèle d’un gris foncé, sans aucune inscription particulière. Enfin, elle y grava quelques inscriptions pour signaler qu’à cet endroit gisait un homme. Avant de s’éloigner, elle y déposa quelques fleurs jaunes de cactus cueillies plus tôt dans la journée. Elle recula d’un pas, murmura la seule prière qu’elle connaissait, et s’en alla, le cœur lourd.

Les fleurs fanèrent et seule la stèle demeura, bientôt recouverte d’une fine couche de mousse verdoyante. La légende raconte que le hamac du jeune Karkan resta tel quel, suspendu dans la nature, ne supportant plus jamais le corps endolori de celui qui y dormait. Personne ne tenta jamais de le défaire ou même d’y perdre quelques heures de sommeil.

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Chapitre 11 : Rouges Lueurs

S’apprêtant à retourner sur les marais où elle passait le plus clair de son temps, Tinia s’arrêta un instant pour contempler une dernière fois le squelette du fascinant dragon. Elle imaginait son histoire, et ses derniers instants. Elle avait entendu de nombreuses rumeurs sur les dragons, mais certaines revenaient plus que d’autres. L’une des plus insistances était la théorie dite de « la sanction des Dieux ». Que derrière tout dragon se cachait un homme qui avait un commis un crime. Un crime si odieux qu’il était irréparable et impardonnable aux yeux des tout-puissants. Que ces hommes ne méritaient que d’être chassés par les hommes pour l’éternité. Mais jamais elle n’en avait vu un mourir pour de bon.

Elle s’extirpa de ses pensées et s’accroupit au-dessus du dragon. Elle voulait conserver un peu de cette merveille avant que des explorateurs ne pillent l’endroit. Elle se saisit d’une des vertèbres et tira franchement pour tenter de l’extraire. Brutalement, elle fut projetée de quelques mètres en arrière. Intriguée elle s’y essaya à nouveau, mais la même force mystérieuse la souleva violemment et la repoussa vigoureusement. Comme si le squelette était protégé d’une aura invisible. Elle pouvait toucher les os tant qu’elle voulait, mais la moindre tentative de vol était récompensée par un rejet violent.

Karkan avait-il été victime de sa découverte ? Si le squelette réagissait ainsi, peut-être n’avait-il pas apprécié d’être exhumé de la sorte. Légèrement inquiétée par la réflexion qu’elle menait, elle s’éloigna aussi vite que possible de la bête.

Elle s’échappa de la palmeraie et rejoignit le désert aride. Son détour avait été suffisamment bouleversant et elle ne voulait pas en savoir davantage. Sur la route qui la menait jusqu’aux mines, elle sentit des regards posés sur elle. Les dragons semblaient la fixer, sans pour autant dévier de leur itinéraire habituel. Elle ne savait pas si la paranoïa s’emparait d’elle, mais quelque chose avait changé. Ce n’était pas une obsession, elle en était convaincue.

Agile, elle parvint sans mal à esquiver les quelques flammèches et cristaux de glace tombés du ciel. Finalement, elle s’engouffra dans la mine et sauta dans le wagon qui la conduisît jusqu’au marais.

De retour sur ses terres familières, Tinia put rejoindre ses quatre compagnons de route qui l’attendaient un peu plus au nord, dans la zone des sauvages mantes guerrières. Après cette longue journée, elle ressentit le besoin de laisser la chasse de côté et de simplement s’asseoir avec ses amis, et de leur raconter ce qu’elle venait de vivre. Ils étaient assis en rond, parlant à voix basse, éclairés par la seule lumière de la lune bienveillante. Le moindre feu aurait pu trahir leur présence.

Lorsqu’elle narrait ses péripéties, elle n’omettait aucun détail, tant cela était encore frais dans sa mémoire. Elle évoqua son émerveillement devant le squelette, puis sa tristesse devant la mort de cet inconnu. Ses compagnons l’écoutaient attentivement, ne ratant pas une miette des aventures trépidantes de la jeune femme. Elle continuait son histoire et en vint à cette force mystérieuse qui protégeait le squelette. L’un de ses amis réagit immédiatement, lui expliquant ce qu’un jour on lui avait conté.

« Les dragons sont des bêtes vindicatives ! lança-t-il à la jeune femme. Y compris dans la mort. Ma mère me racontait toujours qu’il fallait s’éloigner le plus possible de ces bêtes. Les dieux les ont créés pour punir certains hommes. Mais ils n’avaient jamais réalisés à quel point ces créatures volantes restaient au plus profond des hommes meurtris, habités d’une colère immense, désireux de vengeance. Et à ces pulsions vengeresses, les dieux leur ont fait don d’une animalité sans pareil. Les dieux n’ont jamais voulu admettre l’échec de cette création. Ces hommes devaient être des exemples. Ils ont créé des martyrs au sein de cette communauté d’êtres déchus que sont les dragons. »

Il s’arrêta un instant, conscient qu’il avait jeté un voile d’inquiétude sur ses compagnons. Tinia restait médusée.

« J’ai simplement essayé d’obtenir un souvenir de cette merveille ! Je l’ai vite reposé dès que j’ai compris que quelque chose m’en empêchait » expliqua-t-elle, confuse, cherchant à se justifier et à chasser les idées sinistres qui traversaient ses pensées.

« Rassure-toi, je n’ai jamais cru à toutes ces balivernes ! Même s’il est vrai qu’inconsciemment, je me suis toujours méfié de ces bêtes volantes ! »

« Ta mère t’a-t-elle raconté autre chose sur ces dragons ? »

« Simplement qu’il ne fallait jamais avoir à faire à ces bêtes, ne jamais s’y opposer, car d’une manière ou d’une autre, ils gagnaient toujours. Malgré toutes les forces divines en présence, ces bêtes trouveraient toujours la force de se venger des dieux par le biais des hommes. »

« A t’écouter on croirait que Tinia n’a plus que quelques heures à vivre ! D’autant que celui qui a exhumé le squelette est déjà mort ! » taquina un des autres aventuriers resté silencieux jusque-là.

La jeune femme esquissa un sourire cachant un malaise mal dissimulé. Au même moment, un bruit se propagea dans l’air. Elle leva les yeux au ciel et aperçut à l’horizon la silhouette élancée du dragon du marais. Elle se redressa vivement, tandis que ses amis l’observaient amusés.

« Du calme Tinia ! Tu sais bien que ce dragon passe régulièrement ici ! Rassieds-toi donc ! »

Consciente que sa paranoïa prenait le dessus sur sa raison, elle se rassit. Cependant, elle était toujours nerveuse et gardait un œil sur le dragon qui s’approchait. Ce dernier avait pour habitude de jeter quelques flammèches ici et là, mais rien de bien dangereux.

Alors que les discussions reprenaient, une puissante déflagration transperça l’air et éclaira vivement de lueurs rouges la zone sur plusieurs centaines de mètres à la ronde. Le feu fut si rapide qu’aucun des aventuriers n’eut le temps de réaliser quoi que ce soit. Tinia eut à peine le temps de pousser un cri de terreur. Jamais le dragon n’avait manifesté telle ardeur, mais avec la vengeance pour moteur, tout était décuplé.

Deux secondes. C’était le temps qu’il avait fallu pour faire de ces amis cinq corps calcinés. La déflagration avait été si vive que leurs corps avaient été figés dans la mort. Ils étaient simplement assis, en rond.

Le lendemain, ils furent découverts par le prêtre de l’église d’Isscanak qui avait flairé une odeur anormale de fumée. Il connaissait bien ces cinq aventuriers. Puisqu’ils avaient vécus ensemble, il leur offrirait l’éternité ensemble. Il ordonna l’édification de cinq tombes, disposées en rond. Chacun était exactement à l’endroit où il avait été trouvé.

La légende était donc vraie. Les dragons étaient animés d’une vengeance terrible, et les hommes pour toujours en subiraient les conséquences.

Modifié (le) par Hephaistos
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Chapitre 12 : Décolorées

*Plusieurs siècles auparavant…*

Depuis peu, les marais avaient été colonisés. Les premières populations s’étaient installées et très tôt, la problématique de l’eau était devenue capitale. IssCanak était une terre hostile d’une humidité extrême. Elle était entaillée de toute part par des zones marécageuses où flottaient quelques rares espèces de nénuphar. Aucune autre trace de vie n’était décelable dans ces eaux stagnantes. Dès lors, la nécessité de trouver des sources d’eau potable s’imposa. La première et seule fontaine de la ville fût ainsi édifiée au-dessus d’une source jaillissante d’eau souterraine.

Pourtant, l’homme avait déjà foulé ces terres. Depuis longtemps, le marais avait été réputé pour ses quelques gisements de diamants et pour encore bien d’autres ressources particulièrement rares dont la valeur marchande à Melrath était très haute. Isscanak était alors essentiellement une terre de passage où seuls les explorateurs les plus aguerris osaient s’aventurer. Peu nombreux étaient les individus à y rester de manière plus permanente. Un couple de sorciers avait fait ce pari audacieux pour pouvoir très librement concocter de puissants sortilèges de magie noire, pratiques hautement réprimandées autour de Melrath, et l’exil avait été leur seule option.

Hélas pour ces deux adeptes de l’occulte, le développement de la civilisation menaçait leurs activités. En effet, les populations apportèrent avec elles les mêmes principes de vie qui régissaient leur existence là où ils l’avaient mené jusque-là. Et bientôt, ils ne seraient plus tolérés.

Sans perdre de temps, le sorcier et la sorcière mirent en œuvre un stratagème très simple pour nuire aux nouveaux résidents du marais et les chasser hors de ce territoire. Usant du venin de quelques Arrachias des grottes et de quelques pétales aussi belles que toxiques de Rausiets, ils synthétisèrent un mélange mortel à effet retardé qu’ils gardèrent dans une petite fiole. Ils en fabriquèrent une seconde dans l’éventualité où leur plan ne se déroulerait pas comme prévu.

Un soir où la lune était plongée dans l’obscurité de la Terre, les deux sorcières se rendirent à l’unique fontaine qui alimentait la ville, située dans un petit bosquet à l’écart de la nouvelle cité qui s’érigeait. Sans un bruit, ils ouvrirent délicatement la fiole et versèrent son contenu dans l’eau dormante et limpide. Ils se replièrent aussitôt dans leur repère, à l’écart de toutes les agitations, au sud de la cité orc. De là, ils surplombaient la dizaine de socles totémiques et distinguaient vers l’ouest l’agitation lointaine des populations fraîchement débarquées. Bientôt, quelques-uns périraient dans d’atroces souffrances, succombant au poison de la manière la plus horrible qui soit, et les autres fuiraient le plus loin possible de ces terres toxiques.

Les premières victimes succombèrent au bout de quelques jours, vomissant un sang anormalement sombre. Ils se tordaient de douleur de longues minutes, tandis que leur teint prenait de vives teintes pourpres comme si leur sang était en ébullition. Leurs yeux s’exorbitaient et laissaient une saisissante image de torpeur dans leur regard.

Le plan semblait sans faille, mais quelques jours plus tard, une paire d’oiseaux fut retrouvée dans la fontaine. Les deux corps flottaient paisiblement, les ailes étendues et la tête et le bec plongés sous l’eau. Fréquemment, les volatiles venaient se poser doucement sur le rebord en pierre et s’abreuvaient de longues minutes de cette délicieuse eau. Malheureusement pour eux, le poison était taillé pour la corpulence d’un homme. Les minuscules bêtes volantes n’avaient alors eu aucune chance d’en réchapper bien longtemps. Cela eut la fâcheuse conséquence pour les sorciers de mettre à jour leur subterfuge. La contamination par l’eau était bien la cause première. Mais rien n’expliquait la violence avec laquelle les premières victimes avaient succombé, à l’exception d’un puissant exercice de magie noire dont seuls les mages les plus expérimentés avaient le secret. De fil en aiguille, la trace fut aisément remontée jusqu’au couple de sorciers dont les pouvoirs maléfiques étaient connus de tous. Seuls les dieux pouvaient savoir ce qu’ils avaient encore en réserve. Impuissant devant cette magie mal intentionnée et dévastatrice, les populations implorèrent les dieux dans un des temples qu’ils venaient d’ériger.

***

Ce fut la première fois que les dieux appliquèrent leur châtiment de la transformation en dragon. Un fait intriguant à n’en pas douter. Pourquoi doter ces criminels d’un tel pouvoir ? Sous bien des aspects, la transformation est une punition sans fin. Mais qui pourrait bien affirmer que là est la solution la plus efficace ? Ces hommes mauvais devraient être rendus incapable de tout mal, réduits à l’état de cendre, ou pire au néant. Mais le choix des dieux avait été de leur conférer une force mystique, capable de brûler les chairs et de geler les os. Capable de blesser les hommes. La logique semblait échapper à la raison.

Pour connaître un monde, il faut en connaître les créateurs. Et de tous peu soupçonnaient l’orgueil divin. Ils avaient conçu un monde qui leur semblait équilibré et harmonieux ; en un mot une perfection. L’humilité n’existe pas dans leur royaume céleste, et l’erreur n’a pas sa place. Plutôt, elle n’a pas la place qu’on devrait lui donner. Lorsque les dieux ont réalisé que le mal profond s’était immiscé sans leur consentement dans leur création, la faute ne pouvait pas être la leur. Leur image vénérée en pâtirait. Du moins, ça ne pouvait pas être entièrement leur faute. Ils la rejetèrent donc sur les hommes. Sur ceux que le mal avait consumés évidemment, mais aussi sur les autres, dont le manque de vigilance avait laissé grandir le mal. Les uns comme les autres seraient punis. Ainsi, le scandale n’éclabousserait pas les créateurs, bien trop orgueilleux pour admettre leur culpabilité.

***

Les deux sorciers, alors assoupis sous l’ombre d’un arbre de Ryik Akër, n’eurent même pas le temps de réaliser ce qui leur arrivait qu’ils sillonnaient déjà les cieux du marais. Leurs peaux étaient recouvertes d’une pellicule d’immondices fétides aux couleurs peu attrayantes, rappelant les déjections et vomissures de basses créatures. L’eau de la fontaine fut purifiée de la même main divine qui avait changé ces êtres vils en dragons.

La légende raconte qu’à l’instant même où les écailles commencèrent à recouvrir la chair humaine, la seconde fiole de poison que le sorcier gardait précieusement dans sa poche éclata. Le liquide s’épancha sur le sol et s’infiltra dans la terre des orcs. Suintant au travers du sol, le mal percola jusqu’aux racines de l’arbre sous lequel le couple avait établi son repère. Le végétal dressé absorba inconsciemment le poison qui baignait ses racines alors que peu à peu sa sève devenait toxique.

L’arbre survécut à l’étrange mixture, mais il se décolora de sa couleur chlorophyllienne. Ses feuilles se flétrirent et se teintèrent de l’orangé coutumier de l’automne. Pour toujours, l’arbre perdurerait dans cette saison morose annonçant l’hiver mais sans jamais l’atteindre. Cette saison où la vie se fane peu à peu, feuille après feuille, à l’aube de la mort qui s’annonce. Mais jamais les feuilles ne tomberaient. Jamais l’emprise du mourant automne ne serait balayée par le morne hiver. Comme une agonie qui ne prendrait jamais fin.

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Chapitre 13 : Plongés Dans Le Noir

Surgissant du cœur du marais, où pullulent les opales et minerais d’or, les dragons ombrageaient les étendues de verdure du marais. En un rien de temps, ils surplombaient déjà l’entrée des grottes dont l’étendue depuis le ciel était insoupçonnée. Un regard était posé un bref instant sur la fontaine qui leur avait coûté ce châtiment. L’eau coulait librement et quelques villageois y remplissaient déjà de grandes anses de terre cuite. Les toits des premières maisons se dévoilaient alors, largement recouverte d’une épaisse couche de végétaux indistincts à cette altitude. Quelques-uns des hommes leur jetaient un regard inquiet, avant de s’abriter derrière la brique des maisons fraîchement bâties. Alors, un horizon de verdure leur faisait face, d’un calme seulement rompu par les grognements du Boxhulk solitaire. Quelques arbres ici et là jonchaient la plaine. Plus à l’ouest, les ruines de la cité orc étaient comme assoupies. Et cet arbre seul, aux feuilles brunies, qui semblait mourir. Plus loin, les fondations d’un nouvel édifice étaient posées juste à côté d’une somptueuse cascade qui réveillait le décor de ses sonores turbulences.

Mais le voyage ne s’arrêtait pas là pour ces deux bêtes. La boucle se poursuivait sur d’autres territoires qu’aucun explorateur n’avait encore foulés. Frôlant les plus hauts sommets de ce monde, zigzaguant entre les roches et atteignant les cimes. Et puis ils disparaissaient au loin. Dévalaient-ils ensuite les flancs sableux inhabités du désert des Akhs avant de légèrement dévier leur trajectoire à hauteur des premières pierres d’Esgandiar puis de survoler la capitale et les scintillements du lac de l’est avant de retrouver le marais ? L’hypothèse semblait hautement plausible mais durement vérifiable. Une chose certaine était qu’ils resurgissaient inlassablement au cœur des marécages, comme sortis du néant. Pourtant, aucun des deux dragons n’avait été aperçu planant au-dessus des terres entourant Melrath, malgré que la géographie connue contredise cette hypothèse. Peu s’expliquaient cet étrange phénomène. La carte du monde avait été depuis longtemps dessinée, et les explorateurs n’avaient fait que la confirmer au fur et à mesure du temps.

De nombreux érudits de l’époque tentèrent de résoudre ce qui semblait être un insolvable problème. L’hypothèse qui revenait constamment était celle du vol d’altitude. Peut-être ces créatures volaient-elles si haut que l’œil humain ne pouvait les apercevoir. Communément admise par la plupart des simples humains dont l’esprit étriqué n’autorisait aucune autre fantaisie, les savants rejetèrent cette idée très vite. A de telles altitudes, les turbulences de l’air et le manque d’air empêcheraient tout être vivant de survivre. C’était de toute façon le royaume des dieux, et personne n’aurait pu s’en approcher. Encore moins ceux que ces divinités avaient déchus au rang de créature.

A vrai dire, la plupart des scientifiques s’égarèrent dans de folles théories. Trop reclus du monde extérieur, enfermés dans des sombres pièces, ils n’avaient pas l’expérience du monde. Il fallut attendre un aventurier aguerri et explorateur averti, curieux du fonctionnement du monde et à l’esprit aiguisé. Il s’était longtemps intéressé à cet insoluble paradoxe. Un soir, alors qu’il parcourait des yeux sa mappemonde, sa réflexion s’arrêta net au moment où son doigt effleurait les lettres noires du mot « Nécropole ». Ses pensées s’ordonnèrent en un instant, ses idées s’alignèrent selon une logique implacable. Il avait compris. Il repensa à ses nombreuses « disparitions » comme il les appelait à chaque fois qu’il succombait. Il atterrissait dans un endroit dévasté et déserté par la vie. Une recycleuse. Quelques tombes. Un mystérieux et terrifiant trou noir. Ensuite, il réapparaissait auprès d’un petit socle de pierre, transporté par une force mystique.

Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? La course des dragons n’allait pas au-delà de ce que les hommes pouvaient en voir. Ils ne survolaient pas plus les terres lointaines inhabitées. Comme les mortels qu’ils avaient été un jour, ils mourraient, simplement. Une fois au nord du marais, les créatures finissaient leur course sur les sommets élancés du monde. Ils venaient y fracasser leurs os, épuisés de leur long périple. Et comme le commun des mortels, ils réapparaissaient, quelque part dans la Nécropole. Mais pas de recycleuse pour eux. Non, ils franchissaient le trou noir. Celui qu’aucun humain ne pouvait emprunter. Là était l’utilité de cette spirale terrifiante qu’aucun homme n’avait su identifier. Puis après une traversée que la légende qualifie avec retenue de « chaotique », les dragons revenaient à la vie, ressuscitant au cœur du marais, le lieu de résurrection des âmes coupables. Voilà pourquoi personne ne les voyait défiler dans le ciel.

Le jeune homme était fier de sa découverte, bien qu’il se doutait qu’il n’aurait jamais aucune preuve tangible pour étayer sa thèse. Si le jeune homme détenait cette vérité sur le destin invisible des dragons, il n’en connût jamais la raison.

***

Les dieux, orgueilleux, avaient très tôt souhaité punir tous les hommes dès que le mal bourgeonnait sur leurs terres. Les uns d’avoir commis un crime, et les autres de ne pas avoir su l’empêcher. Ainsi leur propre culpabilité n’était jamais invoquée, et leur toute puissance jamais remise en cause. Pourtant, les dieux étaient amers que certains êtres humains puissent avoir à ce point entaché leur création. A l’abri du regard des mortels, les dieux désiraient ardemment leur faire payer cet affront, plus qu’à tous les autres. Le trou noir était créé.

La légende raconte que la traversée des dragons dans le trou noir de la nécropole est la douleur la plus vive que l’on puisse ressentir. Le trou noir courbant l’espace-temps, le temps se ralentit, s’arrêtant presque. La peine est alors interminable, et la souffrance sans fin. Une fois l’éternité achevée, les bêtes renaissent, volent et blessent les hommes pendant un temps qui leur semble infiniment court. Les quelques flammes ou glaces qu’ils exhalent sont un exutoire nécessaire pour eux, mais ô combien ridicule. Une fois leur courte ballade achevée, la mort revient les chercher, et la sanction frappe à nouveau, encore et encore et encore.

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Chapitre 14 : La Couleur de la Solitude

Même les prisonniers qui pourrissent dans les prisons de la ville ont droit à une fin à leur sentence. La souffrance a un début puis une fin. Tous ont droit, un jour, au repos éternel que leur offre la mort. Mais seuls les simples mortels accèdent à ce sort miséricordieux. Ceux qui ont été élevés au rang de créatures coupables ne le méritent pas.

***

Les deux sorciers, devenus dragons, parcouraient les cieux depuis plus d’un siècle. Et les moments passés au travers du trou noir décuplaient ce temps. La douleur semblait un peu plus insupportable à chaque passage. Ils rêvaient de s’extraire de ce manège infernal, mais ils ne s’en sentaient pas la force. Maintes fois, l’un et l’autre avaient tenté de dévier leur route au tout dernier moment, et d’échapper au trou noir. A vrai dire, leurs tentatives étaient devenues un automatisme que les échecs perpétuels ne rebutaient pas.

Hélas, la force qui les guidait était bien trop puissante. C’est à peine s’ils contrôlaient leur hideuse enveloppe.

Un jour pourtant, après une énième course sous l’implacable chaleur du soleil, après une énième descente vers une destination fatale sur les flancs des hautes terres, après un énième passage par la nécropole, quelque chose changea. Le premier dragon s’engouffra dans la spirale sombre comme à l’accoutumée. Le second dragon, autrefois sorcière d’IssCanak, parvint à fuir l’emprise mystique du trou noir en réussissant à détourner de peu sa route. Peu après, l’ombre du dragon disparaissait dans une épaisse brèche fendant les plafonds rocheux de la grotte des morts. Guidée par la lumière qui filtrait avec difficulté à travers le sol, la bête retrouva son chemin vers la sortie. Le tout ne dura pas plus de quelques secondes.

Il avait été depuis longtemps établi par les cartographes que la nécropole était enfouie sous des terrains ravagés enserrés par la forêt de Kiar Mar au sud et le désert aride à l’est. C’est à cet endroit que naturellement le dragon refit surface. L’énergie et la vitesse avec lesquelles il s’était faufilé vers l’extérieur le propulsèrent rapidement vers le ciel, comme si la terre repoussait avec violence cet être dont elle ne voulait pas. L’espace d’un instant, la bête plana, au propre comme au figuré, extasiée par le recouvrement de cette liberté inattendue. Elle s’élança alors vers l’est, pendant quelques secondes qui passaient comme des heures. Puis, soudainement elle se déposséda de toutes ses forces et amorça une chute libre.

Naïve avait-elle été de croire si facilement à sa liberté retrouvée. Durant ces longues secondes où son corps inerte filait à travers l’air telle une météorite, elle repensa à sa vie, à ses crimes. Elle attendait fermement la mort qui l’attendait au bout de sa trajectoire imperturbable. Disparaître de ce monde ne l’effrayait plus après avoir subi une sanction presque éternelle. Désormais, elle serait débarrassée de ces chaînes qui l’entravaient depuis sa métamorphose. La mort la libérerait.

Dans les ultimes instants de son existence, elle exhala un dernier souffle brûlant, comme pour libérer le peu d’énergie qui lui restait encore. La flamme était puissante et projetait des lueurs chaudes sur les vertes feuilles des palmiers dressés autour de l’oasis.

L’impact fut brutal, fracassant par endroit le long squelette de la bête. Elle se tortilla quelques instants, et s’enroula sur le sol comme pour atténuer un peu la douleur vive. L’arbre séculaire qui se tenait juste à côté veilla sur la bête pendant ses derniers instants.

Le temps fit alors son œuvre, décomposant peu à peu les chairs et les peaux, les dispersant au vent. Bientôt, les os se révélèrent à la lumière du soleil. Puis, comme guidée par une force invisible, la terre l’entraîna dans ses profondeurs, la cachant du ciel où elle avait longtemps volé. Il faudrait du temps avant qu’un homme découvre ce trésor enfoui.

***

La légende raconte que les dieux n’étaient pas toujours les êtres odieux qu’ils devenaient dans leur orgueil. Pas toujours. Dans certaines circonstances, pris de remords ou pour laver leur conscience, ils mettaient un terme aux maux de ceux qu’ils avaient durement condamnés.

Pour une raison qui reste encore inconnue de nos jours, la sorcière méritait moins son sort que son compagnon du mal. Désormais, ce dernier parcourt seul le chemin de la rédemption qu’il n’obtiendra peut-être jamais. La solitude pèse alors encore un peu plus sur ses épaules alourdies par le poids des siècles. On raconte que la bête continue de jeter quelques regards de part et d'autre du ciel, espérant y voir sa moitié apparaître. Mais le ciel lui apparaît désespérément vide.

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Chapitre 15 : L’Homme de Feu

L’homme était à genou, penché au-dessus des eaux claires qui scintillaient sous le généreux soleil de l’oasis verte. Le calme était apaisant, à peine brouillé par la respiration des quelques bêtes qui vivaient là. Le tableau dépeignait une profonde sérénité de laquelle ne transpiraient pas les bouillonnements intérieurs de l’être qui s’y était invité. Derrière une apparence bien innocente se cachait un être vil, sournois et malicieux. L’homme ne revendiquait aucune appartenance élémentaire. Il n’avait nul besoin de s’aventurer au-delà de cette région quand tout ce dont il avait besoin pour exercer son mal était à sa portée. Après chaque attaque, chaque vol, chaque péché, il se retrouvait ici, au bord des eaux chaudes. Il y puisait un peu de l’énergie que ses crimes lui avaient ôtée. Il y apaisait son esprit enflammé par l’excitation que lui procuraient ses méfaits. Il se figeait pendant des heures à contempler son reflet déformé par l’onde.

Ce jour-là, alors qu’il était absorbé par son image, il distingua une ombre se mouvant sur la surface de l’eau, et grandissant un peu plus à vue d’œil. L’homme leva les yeux vers le ciel puis se redressa immédiatement lorsqu’il découvrit avec surprise la silhouette d’un dragon qui s’effondrait dans les nuages. Avant que l’ombre ne fonde sur son corps, il entraperçut la rangée de dents acérées couvant une puissante lumière rougeâtre.

Dans ses dernières secondes, avant d’être complètement calciné par les flammes et réduit à un tas d’os noircis, l’homme fut fasciné. Fasciné par la puissance de cette mortelle étincelle.

***

Le mal… Le mal est un être malicieux qui sait toujours trouver sa voie parmi les hommes. Le premier jour, c’est une étincelle naissante. Le lendemain, elle grandit et devient flamme avant de se propager dans toutes les directions en contournant les obstacles. Ici et là, elle s’éteint pendant quelques temps, avant de ressusciter ailleurs plus belle encore.

Le mal est un ricochet. Il frappe une eau dormante. Alors l’eau se trouble dans toutes les directions possibles, et se déforme. Puis le caillou rebondit et frappe à nouveau ailleurs, un peu plus loin, un peu plus fort.

Ainsi est fait le mal. Il trouve sa voie à travers les âges et ne meurt jamais. Il peut s’assoupir l’espace de quelques années pour se réveiller plus sombre encore. Une chose en entraînant plusieurs autres, le mal survit toujours, se ramifie et envahit le monde. Le mal naît, s’invite dans les âmes les plus pures puis meurt avant de renaître. C’est un fil invisible qui relie des histoires et des vies. C’est une source inépuisable, alimentée par le passé et se déversant sur le présent.

Voilà ce que racontent ces mythes et ces légendes. Ils racontent l’histoire du mal. Et combien d’histoires restent-ils encore à conter ? Combien d’êtres encore subiront ce terrible fléau ? Parlerons-nous un jour de ce prêtre dont la foi ébranlée l’amena droit vers sa mort, fracassant le bois et sombrant dans les eaux turbides du marais ? De ces fidèles éplorés enserrant si fort les colonnes d’un temple qu’ils s’immortalisèrent sous la forme de lierres enlaçant les pierres de la foi de leur réconfortante étreinte ? Tous ces récits colportés dans les mémoires des uns et des autres. Un jour peut-être.

Et ces histoires ne laissent jamais rien au hasard. Un détail, aussi insignifiant soit-il, est une nouvelle étincelle brisant l’obscurité, une nouvelle pierre jetée sur les flots endormis. Sans le savoir, chacun d’entre vous a pu participer, un jour ou l’autre, à cette longue histoire.

***

Regardez cet homme que les flammes ont consumé. Qui aurait pu prédire qu’il serait jeté aux Enfers, dans une province abandonnée dont il serait le premier à fouler les terres brûlées ? Qui aurait pu imaginer ensuite que l’empereur des enfers ferait de lui un de ses princes ? Que cette ombre incandescente, dont il ne restait que des lambeaux brûlant de peau, recouvrirait une apparence humaine ? Qui aurait pu croire alors qu’il reviendrait alors sur ces terres pour faire abattre la saison de l’enfer ? Qu’il ferait ensuite couler le sang sous la bannière des Au-Delà ?

Le mal insidieux survécut en cet homme de feu. Et des années durant, revenu sur les terres des éléments sous le blason igné, l’homme perpétua les crimes toute sa vie, respectant le grand dessein du Mal.

Quel être insignifiant pourtant, cet homme de feu. Il n’était qu’un pion dans l’accomplissement du Mal. Un détail de l’histoire, un conte parmi une myriade d’autres. L’histoire avait commencé bien avant lui, et s’achèverait bien après lui.

FIN ?

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  • 3 weeks later...

Chapitre 16 : Les Tissus Roses

Chaque nuit, le même rituel revenait. Les portes claquaient bruyamment et on entendait les clés de fer tourner encore et encore dans les serrures, comme pour s’assurer que les portes étaient correctement verrouillées. Les franges de tissus qui faisaient office de rideaux masquaient d’un voile opaque les carreaux vitrés qui donnaient sur l’extérieur. Les rues se vidaient parce que les hommes et les femmes se cachaient, effrayés par la menace qui rôdait. Chaque bruit qui résonnait sur le pavé était une inquiétude. Chaque silhouette dissimulée dans la pénombre était une menace.

La ville s’éteignait ainsi soudainement après le crépuscule, comme si la vie s’en échappait. Il y régnait une ambiance de mort pesante depuis qu’un meurtrier s’était invité dans le quotidien de ces villageois. En plus des dizaines de bêtes de bétail massacrées, un pauvre innocent avait été retrouvé sans vie dans une des ruelles de la ville, son sang peignant l’un des murs d’une maison. Et aucun coupable n’était identifié.

Un peu à l’écart de la ville, au sud, se dressait une maison de pierres, de bois et de paille. Dans cette vieille demeure héritée de leurs parents vivaient deux sœurs. Bien à l’abri derrière leurs épais murs de pierres, elles jetaient des regards furtifs par la fenêtre vers la vaste et sombre immensité du désert. Elles songeaient à ces âmes aventureuses, passant leur nuit à la belle étoile ou dans des campements de fortunes. Craintives devant les crimes qui terrorisaient les melrathiens, elles s’étaient depuis quelques jours barricadées dans leur forteresse improvisée, ne sortant qu’en cas d’extrême nécessité. Néanmoins, derrière toute cette tension omniprésente, les deux femmes appréciaient ces quelques pointes d’excitation dans leur quotidien bien morne. A proprement parler, les deux femmes étaient sans activité et avec ce logement qui ne leur coûtait pas un sou, elle n’avait à se soucier que de se nourrir. Et là encore, ni l’une ni l’autre n’était gourmande. Leur régime alimentaire était donc à peu près aussi trépidant que leur routine journalière.

Mais ce nouveau contexte les amena à réaliser qu’un peu de piquant dans leurs vies ne serait pas de trop. De plus, elles se sentaient presque honteuses de bénéficier d’un toit et d’un certain luxe quand d’autres s’endormaient dehors, seuls et courbaturés.

Un soir, l’un de ces aventuriers, éprouvé par sa journée et en quête d’un coin pour s’endormir à l’abri de la bise glaciale qui fouettait le désert chaque nuit, s’adossa aux pierres de la demeure des deux sœurs. Curieuses et furetant par la fenêtre, les deux sœurs l’avaient vu s’approcher et s’arrêter à proximité. Prises de compassion, et pas franchement inquiètes mais bien décidées à ne pas mettre un pied dehors, elles entrouvrirent l’une des fenêtres et sifflèrent à l’inconnu. L’homme prit quelques secondes avant d’identifier l’origine de ce signal amical. A travers le creusement sombre de la fenêtre, il avait aperçu plusieurs mains s’agiter.

Ayant déjà aperçu les deux résidentes auparavant, il ne se méfia pas non plus et s’engouffra à l’intérieur. Toute la nuit durant, ils conversèrent. Ou plutôt, l’homme conta ses aventures nombreuses et les deux sœurs l’écoutèrent, ravies d’en apprendre un peu plus sur ce monde inconnu qui les entourait. De plus, la présence d’un homme vaillant prêt à les protéger les rassurait grandement.

Enchantées par cette nouvelle expérience, et presque honteuses de ne pas avoir fait cela plus tôt – considéré le nombre important de pièces vides dont elles disposaient -, elles firent passer le mot en ville dès le lendemain que leurs portes étaient ouvertes. En cette période où le crime était en recrudescence, il ne fallait pas perdre de temps. Un refuge à l’extérieur des murs du rempart était une vraie aubaine. Le succès fut tel que très rapidement, elles durent échanger la nuitée contre quelques piécettes d’or nécessaires à l’entretien.

La première auberge était née. L’auberge du sud. Germille et Gerdule étaient fières. Elles offraient une protection et un lieu de convivialité pendant les longues nuits glaciales. Tournant la plupart du temps à plein régime, elles se reprochaient malgré tout de ne pas pouvoir héberger tout le monde. Un soir en particulier, elles avaient entendu les cris lointains et répétés d’une femme. Comme des appels à l’aide. Cela ne dura que quelques secondes, et puis plus rien. Le lendemain, un corps avait été retrouvé dans la fontaine de la ville.

Après cette nuit-là, les deux femmes résolurent d’étendre leurs activités afin qu’un aventurier puisse bénéficier, où qu’il soit, d’une auberge à moins de quelques encablures. Cela prendrait du temps bien sûr, mais cela était nécessaire. Avec le succès grandissant, les sœurs acquirent un petit pécule qui leur permit d’ouvrir une seconde auberge au cœur de Melrath. Gerdule quitta alors l’auberge du sud et se chargea de la tenir.

***

Quelques mois après que les meurtres se soient brusquement stoppés, au détour d’une conversation initiée par Germille, cette dernière suggéra que les auberges devaient pouvoir être facilement identifiables, notamment par les aventuriers qui venaient de loin. Elle avait toujours eu davantage la fibre du commerce que sa sœur et connaissait bien tous les petits rouages qui aidaient à faire tourner décemment un commerce. Gerdule la regarda un instant, comme pour réfléchir, puis sursauta, frappée par une idée subite. Elle se souvint de cette famille de l’est de Melrath qui avait entièrement disparu sans qu’aucune explication n’ait pu être donnée. Gerdule, bien plus sociale que sa sœur, avait bien connu la mère de famille : une femme dévouée à ses deux enfants jumeaux. Cette disparition, que beaucoup avaient reliée à la vague de meurtres déferlant sur la capitale, l’avait beaucoup ému, elle et sa sœur. Peu avant sa disparition, la mère des jumeaux avait repris son activité dans un atelier de confection de vêtements. A partir de pigments extraits de pétales d’astrium, elle parvenait à synthétiser un colorant rose vif dont elle se servait pour donner aux tissus des couleurs attrayantes. C’était là sa spécialité, ce pour quoi elle était douée. Aussitôt, Gerdule proposa cette couleur pour leurs tenues, une sorte de repère pour les auberges des sœurs. Un rose qui capterait le regard de quiconque des centaines de mètres à la ronde. Un rose symbolique en l’hommage de cette mère dévouée. Un rose qui leur rappellerait toujours ces meurtres infâmes commis jadis. Un rose qui leur signifierait pour toujours la raison même de toute cette entreprise nouvelle.

Les sœurs ne le savaient pas encore, mais leur création serait perpétuée des générations durant, assurée par une descendance pleinement engagée à aider ceux qui arpenteraient les terres des éléments à la recherche d’un abri. Les sœurs GerGer, comme elles furent rapidement surnommées devinrent de plus en plus nombreuses années après années. Le rose de leurs tissus naquit ici et là, aux quatre coins des terres et acquit une renommée que personne n’imaginait. Nombres de vies furent sauvées et maintes âmes épargnées.

***

Le mal avait œuvré et avait semé la mort et la destruction. Mais dès les prémices de son grand dessein incontrôlable, le mal engendra aussi son Némésis. Bien malgré lui, il avait fait renaître ce qu’il y avait de plus beau en ce monde. Le bien. Et les auberges des sœurs fut l’un des instruments majeurs de sa recrudescence.

Comme le bourgeon grandissant d’une fleur prête à s’épanouir, le bien était prêt à lutter pour vivre et survivre au mal. Et ce n’était que le début…

Modifié (le) par Hephaistos
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  • 2 weeks later...

Chapitre 17 : Mille feux dans l’obscurité

Elle avait parcouru la ville en long et en large, inspecté chaque ruelle et fouillé chaque bâtiment. Elle avait jeté des regards inquisiteurs sur les arbrisseaux buissonnants qui auraient pu dissimuler quelques silhouettes fuyantes derrière un dense fourrage. Désespérée, elle posait parfois des yeux remplis d’angoisse sur la surface de l’eau paisible qui traversait la ville, n’y apercevant que les scintillantes écailles de quelques poissons. Elle avait même crié le nom de son fils entre les pierres résonnantes du puits profond du quartier vert. Mais elle n’obtenait en retour que l’appel vain de son propre écho.

Voilà des jours que Tildo avait disparu et il semblait s’être évanoui. Sa mère poursuivait sans relâche ses efforts, persuadée qu’il ne pouvait pas être allé bien loin. Elle avait même interrogé tous les gardes de la ville qui, non sans dédain, lui avait assuré que le jeune enfant n’avait pas pu quitter Melrath sous leur surveillance. Nul doute qu’ils s’inquiétaient bien davantage du golem de pierre nouvellement apparu au sud de la ville plutôt que du sort d’un jeune vagabond.

Son fils était tout pour elle, et elle n’avait aucun autre désir que celui de comprendre. Si elle redoutait qu’il lui soit arrivé malheur, elle préférait savoir. Mais la ville semblait lui refuser ce droit. Peut-être que la ville n’avait rien à lui apporter de plus. Peut-être Tildo s’était-il aventuré au-delà des remparts. Elle ressassa ses souvenirs à la recherche d’un indice qui la conduirait à son unique enfant. Elle le savait curieux du monde, et il aimait l’observer depuis des hauteurs. Que ce soit quelques bûchettes, ou quelques roches empilées les unes sur les autres, Tildo grimpait sur tout et n’importe quoi, en quête d’une perspective différente sur le monde qui l’entourait, d’un point de vue dont seul lui pouvait jouir. Dès lors, la mère comprit que la passion dévorante de son jeune fils l’avait vraisemblablement poussé hors d’ici.

***

Et elle avait raison. C’était bien cette passion qui avait causé la disparition de Tildo. Hélas, elle ne disposait d’aucun élément qui l’aurait permis de s’approcher de la tragique vérité. Cette vérité que seules les clameurs silencieuses des pierres du rempart auraient pu lui donner. La mère s’engagea alors sur un chemin qui à défaut de la conduire à son fils, l’amènerait vers des lumières bienveillantes.

***

Elle quitta la ville précipitamment à l’aube, n’emportant que de quoi se sustenter quelques jours. Au fur et à mesure que l’ombre dormante de la ville s’effaçait derrière elle, elle regagnait d’énergie et d’ambition, convaincue de s’approcher de son but. Elle ignorait que chaque pas qu’elle faisait l’éloignait un peu plus de son fils, emmuré pour l’éternité derrière la pierre des remparts de la capitale.

Bientôt, le sable laissa sa place à des touffes d’herbes de moins en moins éparses. Le beige du désert virait à un vert intense et vivifiant. La forêt d’Irliscia était un joyau de verdure jamais perturbé par les attaques du désert qui le bordait au nord. L’air frissonnait au chant d’oiseaux invisibles perdus dans les branches et les feuillages. C’était un monde de couleurs et d’odeurs nouvelles qui enveloppait les âmes de ceux et celles qui osaient le traverser. Elle ne s’attarda pas et fila vers le sud, évitant de peu les exhalations brûlantes du monstre griffu et les crachats acides de l’hydre géant.

Elle approchait. L’iode lui picotait les narines et ses oreilles déjà étaient caressées par le son lointain du ressac. Se laissant porter par ses sens, elle atteignit rapidement les sables blancs du littoral irliscien. Elle prit vers l’ouest et longea de grandioses falaises abruptes sculptées par le vent et la mer. L’endroit était sauvage, et en dépit des sifflements de la brise et des turbulences bruyantes de l’eau, étrangement apaisant.

Elle parcourut une langue de sable étriquée, prise entre la marée montante et les vertigineux pans rocheux. Aucun chemin n’était tracé. La moindre empreinte qu’elle laissait dans le sable disparaissait aussitôt sous l’effet de l’eau claire qui remodelait la plage à sa guise. Ses pieds fatigués par la longue marche trempaient par à-coups, soulageant ainsi ses douleurs.

Mais bientôt, tout devint secondaire. Elle oublia l’eau qui éclaboussait ses jambes. Elle oublia les effluves marines qui encensaient ses narines. Elle oublia les courbatures qui étreignaient son corps. Tout son être n’était plus obnubilé que par la gigantesque silhouette qui se dressait devant elle. Un édifice dominant, immobile et inébranlable devant les milles vents qui venaient frapper sa structure. Un colosse de pierre était là, érigé, aux confins d’Irliscia, affrontant la vaste mer. Le phare d’Abroy.

Le rêve de son fils se tenait devant elle. De multiples fois il lui avait parlé de cette construction grandiose dont il n’avait eu connaissance que par de vieux livres poussiéreux. Il rêvait de grimper ses vieilles marches et d’apprécier la vue. La mère lui avait assuré qu’un jour, ils iraient ensemble. Le jeune Tildo s’était même fait particulièrement pressant dans ses exigences puériles. « Il ne pouvait être que là » pensait-elle.

Elle accourut au pied du phare et fit face à une porte en piteux état. Elle n’eut qu’à pousser le bois pour s’y engouffrer dans un grincement passablement désagréable. Elle entama alors l’interminable ascension d’une spirale de marches. Malgré l’attente insoutenable, elle franchissait chaque marche avec précaution, devant composer avec l’obscurité. Toutefois, le soleil pouvait filtrer au travers de quelques rares meurtrières assez largement espacées. Tandis qu’elle montait, elle appelait son fils avec espoir. Mais là encore, elle n’eut pour réponse que sa voix qui ricochait entre les pierres. Plus elle approchait du sommet, et plus ses espérances s’amenuisaient. Le désespoir se mêlait à ses cris éperdus.

Au sommet, un petit espace de vie était aménagé. Depuis longtemps abandonné par son dernier gardien, le repère perché accumulait la poussière. Elle balaya la pièce mais aucune trace du jeune Tildo. Dans un dernier effort, elle escalada l’escalier étroit qui trônait au centre de la pièce et qui menait au point culminant du phare. C’était là qu’une immense lanterne projetait autrefois une puissante lumière balayant les environs, guidant les marins perdus dans l’immensité de la mer d’Alcabh.

Le jeune Tildo n’était pas là. De chaudes larmes coulèrent rapidement sur le visage de sa mère. Quelque part, elle savait depuis le début que tout cela n’était qu’une manière de refuser la vérité. Son jeune fils n’était plus. Alors qu’elle sanglotait encore, son regard fut attrapé par la vue bouleversante qui l’entourait. D’où elle se tenait, elle pouvait capturer le monde. Devant elle s’étalait à perte de vue une mer d’un bleu perçant. Quelques îles lointaines se découpaient sur l’horizon. En se penchant vers l’ouest, elle apercevait les contours rocheux d’Eewa. L’île semblait flotter sur l’eau. Se retournant, elle dévisagea le nord. Elle reconnaissait tout proche le sable clair du littoral irliscien. Elle fit défiler le paysage vers le nord jusqu’à ce que la cote soit supplantée par une masse verte indistincte où s’entremêlaient les feuilles des majestueux chênes, les couronnes des palmiers élancés et les aiguilles des sapins immortels. Les arbres étaient si hauts que la mère de Tildo peina à apercevoir les sables du désert qui s’étendaient au nord au-delà de la forêt. Au même niveau, vers l’est, elle distingua avec difficulté les hauteurs du rempart de Melrath. Plus au loin, les pentes du volcan affichaient un rouge distinctif et du cratère s’échappait une fumée discrète. Elle prolongea la ligne de crête et remonta vers le nord, s’approchant toujours un peu plus de sa limite de visibilité. Découpant le ciel bleu, les sommets affutés des cimes étaient recouverts d’un épais manteau blanc qui contrastait avec les coloris volcaniques.

C’était un tableau magnifique. Elle l’avait parcouru de ses yeux avec beaucoup d’admiration, et comprenait enfin l’excitation que ressentait son fils à la moindre évocation de ce lieu. Elle fut submergée d’une émotion intense, consciente d’avoir rendu une sorte d’hommage à son fils.

Elle regarda à nouveau ce qui l’entourait, et réalisa que, peu importe où était son fils et si la vie l’animait encore, il était là, quelque part, caché dans ce tableau qu’elle contemplait. Rassurée par cette pensée, elle se jura de ne plus jamais quitter le phare. Après tout, si son fils était encore de ce monde, nul doute qu’il finirait par passer ici. Toute sa vie durant elle resterait à l’y attendre.

Elle se chargea de remettre en état le phare, et de restaurer la lanterne. La lumière brilla dès lors de mille feux et devint un guide dans l’obscurité pour des centaines de marins que la mer avait délaissés. Plus jamais le phare ne fut abandonné, toujours repris par des âmes vertueuses qui succédèrent à la mère de Tildo.

Si la mort du jeune garçon avait conduit à créer un maléfique colosse de pierre, elle avait aussi mené à la renaissance d’un autre colosse de pierre. Celui-là sauverait bien plus de vies que le golem n’allait en ôter.

Le bien avait triomphé.

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Chapitre 18 : La Couleur de la Vie

Fouettant les fourrées avec un grand bâton ramassé au sol, la jeune femme parvenait à se frayer un chemin au travers des plantes grimpantes et des hautes herbes. Le changement était radical par rapport au vide du désert qu’elle venait de traverser. La jeune femme avait été prise de surprise lorsque deux impressionnants dragons l’avaient survolé. Elle avait dû user de son agilité pour éviter la brûlure du feu et le gel des glaces déversées du ciel. La nuit était encore lointaine, mais elle était déjà en quête d’un endroit pour s’abriter de ces dangereuses pluies et si possible, y passer la nuit. Peu avant de s’engager dans le cœur de la palmeraie, elle avait longé un modeste mais très joli temple. L’endroit était inoccupé, mais elle craignait d’être farouchement évincée par des fidèles qui viendraient réciter quelques prières. Peu enchantée par cette perspective, elle avait préféré poursuivre ses recherches, quitte à se replier sur cette éventualité en cas d’échec.

Jittine progressait de plus en plus avec son bâton quand elle aperçut au travers des feuillages des couleurs inhabituelles. Elle s’arrêta aussitôt et se concentra sur le peu qu’elle pouvait entrevoir. Dès qu’elle comprit qu’un autre aventurier se trouvait là, elle se remit à avancer à pas feutrés pour ne pas signaler sa présence. Dans une coordination de mouvements fluides, elle se glissa sans un bruit jusqu’à l’individu qui était assoupi paisiblement dans un hamac en tissu.

Le jeune Karkan ne s’endormait jamais vraiment et gardait une oreille vigilante aux bruits environnants. En plus des bruits parasites et inhabituels qui venaient de titiller son oreille, il avait senti une présence près de lui. Il entrouvrit un œil puis très rapidement le second. Une jeune femme le dévisageait. Elle ne semblait pas lui vouloir de mal et arborait même un léger sourire bienveillant.

« Je te dérange ? » lui lança-t-elle, toute enjouée et amusée de déranger l’homme. Karkan fut étonnée de cette familiarité et presque agacé. Lui qui venait dans cet endroit en quête d’un calme absolu, il n’était pas franchement ravi d’être importuné de la sorte. Cependant, il avait conscience qu’un échange courtois et rapide serait le moyen le plus efficace de la faire déguerpir.

« Que me veux-tu ? » rétorqua-t-il avec une pointe d’irritation non dissimulée, et triturant le collier qu’il portait autour du cou.

« Oh pas grand-chose. Je cherche un endroit pour dormir. J’ai vu ce temple sur la route, et j’aimerais m’y arrêter pour récupérer quelques forces ! Me conseilles-tu l’endroit ? »

Le jeune Karkan aurait pu lui recommander, le temple étant très rarement fréquenté, et encore moins la nuit. Mais tenant à sa tranquillité, l’homme préféra lui donner quelques mensonges pour l’éloigner.

« Oh non ! Ce n’est pas un endroit sûr ! En revanche, j’ai entendu parler de deux sœurs qui viennent à peine d’ouvrir une auberge sur les plaines du sud de Melrath. Tu y seras en un rien de temps ! »

Karkan affichait un grand sourire, satisfait de sa ruse. Jittine opina et le remercia d’un signe de tête. Consciente de déranger l’homme, elle rebroussa aussitôt chemin et prit la route qu’il lui avait indiquée. Elle dût débourser quelques piécettes, mais le confort n’avait nul autre pareil. Emporté par ses songes, elle passa une agréable nuit, bercée par la brise nocturne qui caressait les pierres de la bâtisse.

***

Alors qu’elle entrouvrait doucement ses petits yeux amande, Jittine constata qu’une certaine agitation s’était emparée de l’auberge. Les murmures s’élevaient du rez-de-chaussée et les bruits de pas se multipliaient dans le couloir de l’étage. Peut-être était-ce habituel pensa-t-elle. Après tout, c’était la première fois qu’elle passait la nuit dans une auberge. Néanmoins intriguée, elle se leva d’un bond, ouvrit la porte de sa chambre, et balaya le couloir d’un regard circulaire. Les quelques personnes présentes affichaient une mine déconfite et s’affolaient dans de grands gestes théâtraux. Jittine arrêta l’une d’entre elles, et lui demanda ce qu’il se passait.

« C’est le temple ! Le temple de la palmeraie ! Il a été détruit ! Il ne reste plus rien ! Plus rien ! » lui répondit le vieil homme qui n’avait pas attendu la fin de sa phrase pour s’éloigner.

Sonnée, elle apposa sa main sur le chambranle de la porte comme pour ne pas perdre son équilibre. Ses yeux étaient posés sur le sol, perdus dans le vide. Elle avait échappé au pire. Sans ce jeune homme rencontré la veille et sans le toit apporté par les deux sœurs, elle aurait vraisemblablement été sous les décombres à cette heure-ci, respirant difficilement, les os broyés sous le poids des pierres. Elle n’osait envisager que ce scénario. Pourtant c’était bien des griffes de la mort qu’elle s’était extirpée, et elle le savait.

Emportée par la foule qui s’acheminait déjà vers le temple pour évacuer les ruines et effacer cette image de destruction du paysage, Jittine n’eut pas le temps de donner trop de temps à ces songes qui la rongeaient. Elle suivit le mouvement en conséquence et devant la difficulté de la tâche, des jours durant, elle œuvra à ôter pierre par pierre les vestiges de l’édifice. Tout ce tumulte l’aida grandement à chasser ses craintes et à mieux accepter le traumatisme.

Cependant, une fois le travail terminé près d’un cycle lunaire plus tard, Jittine se sentit de nouveau oppressée. Elle n’acceptait pas l’idée d’avoir frôlé la mort et les « Et si ? » la hantaient avec ténacité. Si elle devait beaucoup à Gerdule et Germille de l’avoir hébergé cette nuit-là, elle devait aussi énormément à ce jeune homme qui lui avait déconseillé de dormir dans le temple. Sans le savoir, ni même peut-être le vouloir, cet être lui avait sauvé la vie.

Elle prit quelques jours avant de se donner la force nécessaire, mais Jittine finit par prendre la route de la palmeraie pour remercier Karkan. Sans peine, elle parvint à retrouver l’endroit. Il était encore assez tôt, et elle s’attendait à trouver l’homme endormi. Le hamac était bien là, mais il semblait inoccupé depuis quelques jours déjà. En effet, Jittine constata que des feuilles et quelques branches s’étaient déposées dans le creux du tissu. Ses sacs étaient là aussi, cachés au pied du tronc d’un palmier. Elle farfouilla dans les sacs et y trouva toutes les affaires du jeune homme, y compris quelques objets apparemment précieux. Son regard fût attiré par un petit sac qui contenait tout un tas de graines aux couleurs plus nombreuses que l’arc-en-ciel. Grandement tentée, elle résista à l’envie qui lui prenait de s’emparer du petit sac. Elle était là pour remercier l’homme et non pas pour le dépouiller !

Consciente qu’il se tramait quelque chose d’anormal, elle explora un peu plus la zone à la recherche de Karkan. Quelques minutes plus tard, elle fit face à une stèle de pierre, décorée de quelques fleurs jaunes qui commençaient à faner. La terre sous la stèle paraissait fraîchement retournée et elle comprit donc très vite que non seulement il s’agissait d’une stèle funéraire et qu’un corps reposait au-dessous, mais surtout que ce défunt n’était pas là depuis bien longtemps. Aucune inscription n’était gravée sur la stèle, mais l’emplacement était particulier. Pourquoi ici ? Balayant la zone du regard, elle fût ébahie devant l’immensité de l’arbre qui avait pris racine juste à côté. Plus elle se rapprochait de la merveille végétale, plus elle se sentait devenir de plus en plus petit face à ce géant de la nature. Elle le contempla de toute sa hauteur, de sa cime jusqu’aux racines qui entaillaient profondément le sol. C’est à cet instant qu’elle aperçut quelques tâches d’un rouge très sombre qui teintaient l’herbe et la terre. Elle s’agenouilla pour observer de plus près et se décomposa quand son œil fut attiré par un petit objet lui aussi souillé par ces dépôts rougeâtres et posé à même la terre. C’était le collier de Karkan. Celui qu’il triturait avec ses doigts lorsqu’ils s’étaient croisés. Ordonnant ses pensées, elle comprit enfin ce qu’il s’était produit.

L’homme qui lui avait sauvé la vie gisait sous cette stèle. Elle ramassa le collier et l’enterra au pied de la tombe. Attristée, elle voulut lui rendre hommage, et le remercier d’une manière ou d’une autre, et lui restituer son collier était loin d’être suffisant. Il méritait mieux que ce geste bien futile et que cette stèle dépourvue de toute gravure qui aurait indiqué qui il était. Ironiquement, elle-même ne connaissait rien de cet homme, et justement pas son nom. Mais elle se jura d’honorer sa mémoire d’une manière ou d’une autre.

***

Des années passèrent avant que Jittine ne puisse honorer sa promesse. En réalité, dès le jour où elle l’avait faite, elle sût la manière dont elle le ferait. Mais l’endroit importait. Et jusqu’alors, aucun endroit ne semblait assez opportun. Jusqu’à ce jour.

Un éperon rocheux comme posé au milieu d’étendues sableuses. Et sur cet éperon, un monticule assez étroit, presque inaccessible, et recouvert d’un tapis de verdure. De là-haut, on apercevait une bonne partie de l’île d’Eewa qui encerclait la roche surélevée. Non sans mal, elle grimpa au sommet de l’éperon et creusa la terre. Elle sortit de sa besace le petit sac qui contenait les graines aux couleurs de l’arc-en-ciel qu’elle avait finalement récupéré. Elle hésita quelques instants avant d’en sortir une. Son choix s’arrêta sur une petite graine rose.

Tout était une question de symbole pour elle. La graine honorerait Karkan. Elle lui appartenait et de fait il aurait probablement rêvé de la planter un jour et de voir surgir de terre une splendide créature champêtre. La couleur de la graine honorerait quant à elle les deux aubergistes qui avait fait de ce rose la couleur du secours et de la vie. Trois personnes l’avaient sauvé et toutes seraient célébrées ici-même.

***

Poétiquement, Jittine n’eut jamais l’occasion de voir la splendeur qu’elle avait mise en terre. Ce n’était pas seulement un bel arbre. C’était l’arbre le plus somptueux que ces terres n’aient jamais enfantées. Il se tenait là, perché dans les hauteurs desquelles l’œil pouvait embrasser tout Eewa. On pouvait l’apercevoir plusieurs lieues à la ronde tellement ce rose si peu commun rayonnait sous les éclats du soleil.

La spirale du bien elle aussi était en marche, plus tourbillonnante que jamais. Et aussi bien que le mal, elle répandrait au vent ses semences légères, virevoltant dans l’air, se déposant ici et ailleurs, embellissant le monde de beautés insoupçonnées.

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  • 1 month later...

Chapitre 19 : Les Couleurs de la Trinité

 

          L’homme gisait sur le sable brûlant. Face contre terre, le soleil rougissait sa nuque et son dos largement découverts derrière une chemise tailladée par les eaux. A intervalles réguliers, le flot de la mer venait baigner ses membres avec douceur, comme pour tenter de le réveiller. Comme pour se faire pardonner de la terrible offense qu’elle avait faite à l’homme.

***

          La veille, ce dernier s’était décidé à voguer vers Eewa, profitant de la nouvelle lumière du phare qui illuminait la mer d’Alcabh et offrait un point de repère bienvenu. Hélas, la mer semblait en avoir décidé autrement. Et si au final, elle l’amènerait à bon port, la route serait pour le moins houleuse. Toute la nuit durant, la mer se déchaîna contre la vulgaire barque du jeune Esorn. Des gouffres et des collines d’eau salée cisaillaient le découpé de la mer. Un relief sans cesse changeant, mais toujours plus menaçant. L’homme s’était plaqué sur le plancher de son rafiot, poursuivant vainement l’espoir d’y être sauf. Puis, l’homme sentit son bateau s’engouffrer dans une pente plus abrupte que les autres. Toujours agrippé au fond de sa barque, il tourna légèrement sa tête. Il eut à peine le temps d’apercevoir un mur d’eau qui le ceinturait et le surplombait. Et il sombra dans les abysses.

***

          Esorn entrouvrit les yeux avec difficulté et prit quelques minutes avant de réaliser qu’il avait survécu. Tentant de se redresser, il se tordit de douleur tant son corps était endolori. A cela s’ajoutaient les brûlures qui lui lancinaient la nuque et le dos. Il parvint à s’asseoir et parcourut des yeux la plage déserte qui s’étendait vers le sud. Sa barque n’avait visiblement pas eu autant de chance que lui.

          Il s’arrêta quelques instants sur l’immensité de la mer qui lui faisait face. Elle semblait s’être apaisée depuis la nuit précédente. Alors qu’il se perdait dans ce panorama époustouflant, il dut se ressaisir en voyant les eaux se mouvoir à quelques mètres de lui. La seconde qui suivit, un gigantesque crocodile de mer surgissait théâtralement des eaux claires, affichant une rangée de crocs affutés et un désir ardent de se nourrir. Oubliant la douleur qui l’étreignait, Esorn fit un bond en arrière, se retourna, et s’enfuit vers l’intérieur des terres. Il comprit très vite que l’île étant encore très sauvage, elle demeurait hostile. Sur sa route, il croisa des golems de pierres qu’il n’avait encore jamais vus auparavant, ou encore des trytons armés de fourche. Tous l’obligèrent sans cesse à dévier sa route. Il n’y avait que quelques rares palmiers et une fine pellicule d’herbe qui recouvrait le sable blanc. Se cacher n’était donc pas une option. L’espace d’une seconde, il regarda autour de lui, tentant de trouver une échappatoire. Ses yeux se posèrent et s’émerveillèrent – même s’il n’en avait pas le temps – devant un prodigieux arbre au feuillage rosé. Il remarqua que le végétal était posé sur un éperon rocheux qui surplombait la plaine sableuse. L’endroit était parfaitement inaccessible à toute cette vermine monstrueuse. Il s’y précipita, ne faisant plus attention aux bêtes qui l’entouraient. Sa mégarde lui valut d’être profondément coupé au bras droit par les deux lames d’une des fourches de tryton. Rassemblant ses forces, il escalada l’éperon avec l’énergie du désespoir et se faufila jusqu’au pied de l’arbre majestueux. En plus de lui offrir la sécurité, l’arbre fournissait un feuillage récalcitrant aux rayons du soleil. Esorn souffla, épuisé par l’effort, tandis que les trytons grognaient en contrebas, frappant violemment la roche avec leur fourche.

          L’homme jeta un œil à son bras et constata que la blessure était plus grave qu’il ne pensait. Le sang s’échappait sans discontinuer de la plaie, et tout son côté droit était déjà souillé de rouge foncé. L’homme avait emporté dans sa besace une poignée de feuilles de feuillus rouges et quelques morceaux de cactus, mais tout avait disparu. Et l’île ne semblait être remplie que de créatures plus ignobles les plus que les autres. Perdu, l’homme resta assis, attendant un secours qu’il ne voyait pas venir. Mais après tout, s’il avait réchappé au naufrage de sa barque, pourquoi ne s’en sortirait-il pas cette fois ?

          A bout de force, l’homme somnolait, tout proche de perdre conscience. Il essayait de garder les yeux ouverts, à l’affût de quoi que ce soit qui pourrait l’aider. La seule chose qui s’annonçait à l’horizon était une pluie torrentielle. Le ciel se chargea et s’assombrit en quelques dizaines de minutes. Les nuages se gonflèrent des eaux océanes évaporées, puis, subitement, ils déversèrent sur l’île une averse très soutenue. Un vent de fraîcheur envahit l’île, réveillant au passage Esorn.

          Incapable de bouger, l’homme resta assis adossé au tronc de l’arbre, et attendit de recevoir les gouttes d’eau qui filtreraient au travers du feuillage rosé de l’arbre. L’eau précipitée du ciel, et encore légèrement saline, ruisselait entre les feuilles rosées de l’arbre, absorbant subrepticement à leur contact  quelques mystérieuses substances végétales.           Plus elle s’écoulait et plus cette eau se teintait d’un rouge vif. Ce liquide désormais rougeâtre finissait alors sa route en chutant vers le sol depuis la base du feuillage, ou en ruisselant entre les aspérités de l’écorce du tronc.

          Esorn fût très rapidement recouvert de cette mixture rouge et en ingurgita quelques gouttes, pensant naturellement étancher sa soif avec l’eau de pluie. Étonnamment, son corps se délivra des serres de la douleur, tandis que sa plaie au bras fût la scène d’un spectacle aussi subtil que grandiose. Deux nuances de rouge s’y affrontaient et s’y mêlaient en des spirales picturales. L’une apportait la mort et l’autre la chassait. Le sang perdit ce combat et bientôt, la plaie fût complètement lavée et cicatrisa miraculeusement.

          La pluie avait cessé et l’homme était en vie. Conscient que l’île, par un savant mélange d’eaux météoriques et de végétaux empreints de magie, l’avait sauvé, l’homme voulut faire partager sa découverte au monde. Mais voulant préserver l’arbre et ses richesses, il se jura de ne jamais dévoiler l’origine de ce liquide de vie. Il consacra sa vie à synthétiser ces potions de vie, attendant patiemment la pluie sur son éperon rocheux. Il mit même au point un système ingénieux, permettant de récupérer le précieux  mélange avant même qu’il n’atteigne le sol, directement dans le feuillage. Ainsi, personne ne saurait jamais ce qui se tramait là. 

          La légende raconte également qu’Esorn fût rapidement persuadé que l’île était dotée d’une énergie mystique unique, et que cet arbre rose ne pouvait pas être le seul pouvoir dont elle disposait. Il fouilla l’île, à la recherche d’éléments remarquables, comme l’avait été cet arbre la première fois. Non loin de l’arbre rose, l’homme découvrit une plante grimpante, discrète sur l’île, accrochée à une falaise rocheuse. La plante donnait vie à de grosses fleurs d’un bleu hypnotisant. Juste à côté, une fissure dans la roche laissait s’échapper un petit filet d’une eau plus bleutée que le ciel. Là encore, l’eau percolait au travers de la roche minérale et des racines du végétal aux fleurs bleutées, se chargeant de richesses inconnues qui conféraient au liquide un pouvoir mystique. L’homme y installa même un dispositif en bois pour capter l’eau à même la roche et ainsi permettre aux aventuriers de s’y ressourcer. Évidemment, il n’indiqua jamais les réels pouvoirs de ce liquide bleuté.

           La légende raconte enfin qu’Esorn s’arrêta un peu plus loin devant les racines tentaculaires d’un arbre coupé à la souche. La dimension des racines laissait supposer que l’arbre devait être l’un des plus grands de ce monde. Lorsqu’il fût coupé, probablement arraché par les vents lors d’une tempête dévastatrice, toute l’énergie qui était en lui se concentra vers ses racines qui virèrent du brun terne au vert vif. Une fois de plus, les eaux célestes s’écoulant entre les racines prirent la couleur de la verte nature et enchantèrent ce liquide fraîchement écoulé d’une magie bienfaisante. Dans la grotte creusée sous les racines, il récolta goutte après goutte l’eau verdâtre qui percolait depuis le plafond de la caverne.

          Esorn avait ainsi découvert ce triangle de vertu sur Eewa. Une trinité magique. Il transmit tout son héritage à sa descendance, qui perpétua la technique et le secret. Ses potions rouges, vertes et bleues pullulèrent aux quatre coins de ce monde, et encore aujourd’hui. Jamais les aventuriers de ce monde ne manqueraient de quoi se soigner et de quoi survivre.

Esorn n’avait pas la moindre idée de tout le bien qu’il avait fait.

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