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Terre des Éléments

Hephaistos

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  1. Éraflée par une verte feuille, Frôlée par la douce brise, Éreintée par le morne deuil, Giflée par une main exquise, *** Sonnée par le gong d’une cloche, Asphyxiée par l’air des cimes, Caressée par le pointu d’une broche, Étourdie de contempler l’abîme, *** Soulevée par un étalon fier, Rejetée par un amant amer, Ignorée par un idiot déchu, Oubliée par un illustre inconnu, *** Brûlée par un mordant baiser, Givrée par une haleine glacée, Empestée par un relent acide, Dégoûtée par un étron morbide, *** Étouffée par l’amour de ses pairs, Emmurée dans l’affection de ses frères, Ennoyée dans la tendresse de ses sœurs, Aimée des Au-Delà, à jamais dans leur cœur, *** De mille et une façon, morte fut-elle, Elle aimait le décès, comme une ritournelle, Mais pas cette fois. *** Prise, dans le néant, Annihilée, en un instant, De tout à rien, elle devint, Éteinte par d’autres moins que rien. *** Adieu, Melii.
  2. Merci Suyvel ! Très jolie image !
  3. Encore accrochée à ses songes, Moumoula sentit une gêne au niveau de la pointe de ses pieds, ce qui la tira aussitôt de la gadoue onirique dans laquelle elle s’était embourbée. Ses yeux s’ouvrirent rapidement, mais ce sont ses oreilles qui furent immédiatement agressées. Deux énormes ploufs successifs - un pour chaque obus le comprit-elle ensuite – se firent entendre, rapidement suivis d’une volée d’eau crasse sur sa personne. Pas aussi crasse qu’elle cela dit, ce qui eut plutôt l’agréable effet de l’assainir un peu. Détournant son regard vers les eaux croupies, elle reconnut immédiatement la silhouette disgracieuse de la folle de la fontaine. En moins de temps qu’il ne lui en fallut pour faire pivoter sa nuque, le missile doublement armé gisait déjà au fond des eaux des égouts, lâchant par la même une bulle nauséabonde qui éclata à l’air libre sans rien perdre de sa saveur, les volutes glissant déjà ici et là le long des parois de l’endroit, rampant sur les pavés comme un lézard éventail, et empestant l’air avec une facilité déconcertante. Elle ne se sentit pas même un peu coupable d’avoir laissé traîner son pied sur la pierre. Elle n’était une perte pour personne. Toutefois, Moumoula ne voulait certainement pas payer pour cette morte abjecte, et l’accuser serait bien facile, surtout après l’altercation qui s’était tenue aux yeux de tous à la fontaine un peu plus tôt. Elle entreprit de se relever aussitôt. Nul doute que les ploufs avaient dû réveiller l’un ou l’autre des gardes de la prison, et si ce n’était pas le cas, l’odeur s’en chargerait. Ou la montée des eaux. Se remettant difficilement sur ses appuis, Moumoula eut toutefois du mal à supporter les arômes poissonneux qui lui léchaient les narines. L’air en était saturé désormais, et l’oxygène se faisait rare. Elle avait pourtant grandi dans la crasse, et était accoutumée à ces odeurs pestilentielles. Mais là c’en était trop. Son corps ne pouvait pas supporter, en plus de l’ultime boulet gazeux de l’immondice fraîchement décédée, l’odeur naturellement malsaine des égouts de Melrath, et ses propres effluves, qui étaient, au bas mot, désagréables. Il lui fallut une seule seconde. Une seule seconde où elle s’oublia, noyée dans les flots d’airs putrides, pour vaciller, perdre l’équilibre, et laisser son corps choir là où, quelques minutes plus tôt, l’autre gourdasse l’avait précédé. Si sa chute fut moins tonitruante, elle n’en resta pas moins débile. Et hélas pour elle, Moumoula n’avait jamais entretenu une relation passionnée avec l’eau, sous quelque forme que ce soit. La nage lui était donc inconnue. Comme un étron trop lourd, elle se laissa alors couler au fond de l’eau. Elle ne prit pas même la peine d’ouvrir la bouche pour respirer, préférant priver les prochains vagabonds de son haleine fétide. Elle avait accepté son sort. L’histoire raconte que jamais les corps ne furent sortis de l’eau. Trop lourds, trop sales, ou les deux à la fois. Personne ne souhaitait mettre en œuvre de moyens trop importants pour leur donner une digne sépulture. C’était une basse besogne, nul doute. C’est ainsi que Moumoula et Granéné girent côte à côte pour l’éternité. Elles qui ne s’étaient jamais trouvées dans la vie, se retrouvaient ensemble dans la mort. Poétiquement, ironiquement, idiotement, chacune avait causé la mort de l’autre. Et comble de la pitrerie, jamais elles ne surent qui elles étaient l’une pour l’autre. Les années passèrent, les chairs se consumèrent, et sans que l’on sache réellement comment, leurs os se volatilisèrent. Pourtant, de l’endroit même où les deux sœurs avaient achevé leur voyage, émergèrent deux racines verdoyantes, certes ancrées dans la crasse et l’immondice, mais élancées vers la surface en quête de quelques lumières réconfortantes.
  4. La Manœuvre Hephaistos les avait quittés, tous agglutinés qu’ils étaient, pour accomplir sa mission. Il avait promis de les aider, et il tiendrait sa promesse. Sur le papier, le but à atteindre était simple. La renaissance du Rocchus Originel allait nécessiter de faire fusionner une ribambelle de rocchus, de toutes les variétés possibles, pour ensuite les refondre et les figer en une seule entité. Voire deux, pour assurer la survie de cette nouvelle espèce noire, et ce faisant, de tous les rocchus. La quantité de rocchus nécessaire était cependant considérable. Fidèles à eux-mêmes, les rocchus jaunes avaient très subtilement menti sur cette entreprise. « Un rocchus de chaque » avaient-ils annoncé. La pilule était ainsi plus facile à avaler. Après tout, quelques rocchus sacrifiés, au prix de la création d’autant de rocchus noirs, voilà qui ne choquerait personne, et certainement pas les rocchus (pour ceux qui seraient en capacité mentale de l’être, cela s’entend). Après tout, ce serait toujours moins que leur lot quotidien de rocchus décimés. Hélas non. En fouillant un peu, l’igné avait fini par faire avouer la vérité aux rocchus jaunes (derrière leur apparente rigidité, les rocchus jaunes sont finalement relativement souples quand ils sont exposés au tranchant d’une hache). La légende était limpide, gravée sous quelques antiques remparts de Til’Lunis : De ses pairs colorés, il renaîtra ; De leur montagne sacrifiée, il émergera ; Du feu ardent son âme se rappellera ; Et de la glace, son corps se redessinera ; « De leur montagne sacrifiée », telle était la phrase. Depuis Til Lunis, l’on apercevait le sommet des cimes enneigées, sur lesquelles s’agrippaient furtivement quelques nuages. Si c’était cela, une montagne, alors non, il ne faudrait pas qu’un seul rocchus. Plus probablement des dizaines, des centaines, voire des milliers. Même toute la population rocchus réunie en un seul endroit ne suffirait pas à constituer un monticule digne de ce nom. A la matière vivante, il fallait donc y mêler un liant, permettant d’atteindre des proportions suffisantes. Et ce liant, c’était de la matrice de rocchus mort. On ne tromperait pas les dieux avec un peu de sable du désert ou du gravier (et les dieux savent qu’il en a !). Il était donc désormais clair qu’il fallait d’abord récolter suffisamment de matrice rocchus. Assez pour constituer la fameuse « montagne » de la légende. Des éclats, des perles, des cristaux, tout serait bon à prendre. Les rocchus devraient donc devoir encore payer un lourd tribut avant de se sauver, et il les en avait prévenus. Ils étaient prêts. Ce serait un travail de longue haleine, qu’il ne saurait mener seul. La Terre des Eléménts allait devoir mettre du cœur à l’ouvrage. Le tout étant de les convaincre… Les rocchus n’avaient pas droit à la parole, et lui était le vil mercenaire de l’Au-Delà qui n’inspirait la confiance que de ses frères et sœurs d’armes. Et même parmi ceux-là, certains lui riraient au nez devant l’accomplissement d’une telle pitrerie. Cela ne pouvait donc pas passer par lui non plus. Il se rendit alors dans Melrath Zorac, en fin d’après-midi, et se mit à raconter à quelques gamins en vadrouille l’histoire des rocchus. Il leur décrit les caractères des jaunes, des verts, des rouges, et des bleu-mauves. Rapidement, chacun put s’identifier à l’un ou à l’autre. Il fut surpris de constater la diversité des réactions de ces jeunes âmes. Certains pouvaient être attendris par la simplicité des rocchus bleu-mauves, alors que leurs voisins étaient à l’inverse exécrés par tant d’idiotie. Certains voyaient en les rocchus jaunes des leaders nés, pendant que d’autres jugeaient leur comportement comme le mépris le plus abject qui soit. L’espoir modeste des rocchus verts suscitaient l’admiration des uns et l’agacement des autres. Les rocchus rouges faisaient se lever autant de gestes d’indignation, que de sourires complaisants. Mais quand il fut question de sauver ces petites pierres mal polies de l’annihilation, il n’eut aucun besoin de motiver les troupes. Chacun était bien déterminé à sauver son espèce favorite. Bien évidemment, il garda pour lui la finalité de l’histoire, le rocchus noir. Et c’est ainsi que discrètement, la manœuvre fut lancée. Personne ne se méfierait d’une bande de gamins défendant leur équipe favorite. Bientôt, s’amoncèleraient dans sa réserve secrète des milliers de débris rocchus. Du moins, il l’espérait.
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  6. Iverness - Iverness ? Pour la première fois, les rocchus jaunes et verts avaient parlé de concert. Ce nom ne leur inspirait pour ainsi dire pas grand-chose, mais les yeux de l’igné s’étaient illuminés comme deux braises. Il prit quelques secondes avant de poursuivre. - Iverness est une arme. Mon arme. Qui m’a été remise par les dieux il y a quelques temps déjà. Elle n’a nul autre pareil, et me ressemble beaucoup. C’est une lave brûlante dans un écrin de glace. Une braise incandescente dans un manteau plus froid que la cendre. C’est une hache, et sa morsure givre vos entrailles, autant qu’elle consume vos chairs. Elle est le feu le plus ardent et le gel le plus glacial auxquels vous puissiez goûter. En un même endroit. Vous vous doutez naturellement qu’une telle prouesse cache quelques sortilèges concoctés par les dieux. Les rocchus frissonnaient en l’écoutant faire l’éloge d’Iverness. : Tueur ! Meurtrier ! Assassin ! Enf… ! : Stop ! Mon confrère d’or exprime sa colère bien légitime. Ce qu’il essaie de traduire en des mots qui ne l’honorent pas, c’est que nous avons goûté à cette arme. Nous avons vus des frères, des sœurs, des pères et des mères rocchus mourir de la pire des manières par cette arme. - Je ne vous ai jamais caché avoir décimé vos populations. : C’est vrai. Disons simplement que cela nous rappelle de manière un peu brutale avec qui nous traitons. Et le fait de lui avoir donné un nom n’est guère pour nous rassurer. C’est un peu… particulier. Pourquoi l’avoir nommé ainsi ? - Je vous rejoins sur l’absurdité de la chose. C’est une des nombreuses absurdités que nous devons à ces dieux qui planent sur nos têtes. Toutefois, si son destin est de sauver votre race, peut-être mérite-t-elle un nom après tout. Vous n’avez d’ailleurs pas de nom, vous autres rocchus ? : Bien sûr que si ! Je me présente, je suis Jaunas, cent trente quatrième du nom. Là-bas, c’est Jauhn. Il y aussi Jauhnathan là-bas. Et à côté, il y a Jauhnny, et Jauhnette. Derrière, ce sont Jaunita et Jaunito. Et puis à côté du tas de sable, il y a… : Ce sont les seuls à faire ça ! l’interrompit le rocchus vert. Ils considèrent être les seuls à être dignes de porter un nom. C’est ridicule. Les trois-quarts oublient leur nom et se renomment chaque jour qui passe. Le quart restant se fait exploser la tronche par des aventuriers comme vous. Ils transmettent leur nom à leur descendance jaune qui, naturellement, crève aussi, ou l’oublie. : Mensonge ! Nos noms resteront gravés dans les livres d’histoire. Pas les vôtres. : Le seul livre qui figure notre espère est le bestiaire. Et il n’est pas élogieux à notre égard. : Brrrrr ! Frrrr ! Brrrrr ! Frrrr ! : Je crois que les bleu-mauves nous ramènent à la raison. Iverness. Où est-elle cette arme pour laquelle vous avez tant d’égard ? - Je n’ai pas tant d’égard envers elle. Elle est somptueuse de par sa nature, c’est indéniable. Mais les dieux n’ont pas été aussi généreux que cela. Sa puissance a été calquée sur l’arme que je maniais à l’époque. J’ai pu donc m’en servir pendant un temps. Mais j’ai fini par progresser, par devenir plus puissant, et rapidement d’autres armes de ces terres, plus communes, se sont révélées être plus puissantes. Les dieux avaient promis d’adapter la puissance de mon arme au gré de mon évolution. Mais c’était là encore un mensonge. Ils ont en tout cas brillé par leur absence. J’ai dû ainsi me résigner à l’entreposer, dans un lieu caché. Parfois, je la dépoussière, pour m’en servir. J’ai toujours eu le sentiment qu’à défaut de dégâts, elle me rendait un peu plus chanceux. Mais cela est tout. : Je vous rejoins, sur ces dieux absents. Nous les avons suffisamment priés. Jamais ils n’ont répondu. Et nous voilà droit devant notre annihilation future. : Ils restent néanmoins nos incroyables créateurs. Respecte-les, ou je me chargerais de te les faire respecter. : Tais-toi, s’il-te-plaît. Ces dieux nous ont abandonnés. Lâchement. Quelque chose résonna, en lui. Eux aussi avaient été abandonnés par des dieux aussi souverains qu’inexistants. Sur le diamant brut qu’ils avaient eux-mêmes poli, ils avaient laissé s’accumuler la poussière et la crasse. De l’éclatante prairie ne subsistait qu’une morne plaine. Ils avaient finalement avec eux plus en commun qu’il ne pensait. - Je vais vous aider. Vous ne disparaîtrez pas. Ou je disparaîtrais avec vous.
  7. La lune et les étoiles. En un instant, tout avait disparu, pour n’y laisser que le noir de ténèbres insondables. Une éclipse aussi soudaine qu’inattendue, alors qu’elle agonisait paisiblement dans la moiteur de sa crasse. Une éclipse douloureuse, réalisa-t-elle après avoir été percutée par un projectile de nature non identifiée. Une éclipse bruyante aussi, quand elle se fit alpaguée. « Hé oh, lève-toi, tu vas tomber ! » Devant elle, une déclaration de guerre. Deux obus lourdement armés, dirigés vers elle. C’était un appel aux armes. Un drapeau blanc incendié. Une colombe carbonisée. Une paix piétinée. Tout indiquait là qu’on lui voulait du mal. Elle ignorait cependant qui, les deux obus dissimulant toute forme humaine. Elle fit néanmoins fonctionner son sens de déduction pour conclure qu’il s’agissait probablement d’une femme. Statistiquement du moins. Elle avait croisé un paquet d’hommes chez qui les seins et le bide se disputaient le point culminant de leur poitrine. La voix était féminine, toutefois. Ce qui réduisait encore un peu plus les probabilités. Toutefois la voix n’avait rien de sensuel, et était aussi charmante qu’un coup de râteau sur une terre aride. - Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, lui répondit-elle. Je ne voudrais pas relarguer un nouveau nuage de crasse. En même temps, elle avait interrompu sa sieste de manière fort désagréable. Sans réclamer son dû, elle se releva, s’agita suffisamment pour diffuser correctement sa fragrance naturelle, et s’éloigna rapidement. Elle n’avait ni envie de mourir asphyxiée dans deux protubérances de chair, ni de discuter avec cette inconnue très impolie. Sa silhouette monstrueuse masquant le clair de lune lui avait suffi. Elle commençait à connaître la ville et ses recoins. Elle songea d’abord à rejoindre le quartier vert, sorte d’oasis de fraîcheur au cœur de la cité. La végétation y était plus dense qu’ailleurs, et permettait aisément de s’y cacher, surtout la nuit. Et puis, c’était un autre point d’eau pour diluer ses crasses éternelles. Elle se réjouissait d’avance, mais elle déchanta rapidement. Il était là. Le taré. Elle ne distinguait en majeure partie que son ombre, mais la lune argentait son profil. C’était bien lui. Aucun doute. Le barge. Pour ne pas changer, il était encore en plein débat intérieur. C’était la même chose à chaque fois. L’homme disait une chose, avant de se reprendre violemment, et de se contredire. Une merveille de la nature. Un illuminé. Et Moumoula savait très bien ce qu’il cherchait. Elle tenta de reculer d’un pas, pour esquiver sa rencontre. Trop tard, déjà il l’interpellait. « Moumoula ! Veux-tu m’aider à chercher des fleurs d’étoile ? » Elle s’était longtemps retenue de le froisser. Il était complètement atteint après tout, et elle ne voulait pas le mettre en colère. Mais ici, la distance était raisonnable. Elle pouvait se permettre de l’envoyer paître. - Non. Je m’en contrecarre de tes foutus fleurs. Elles n’existent pas de toute façon. Si ta sœur Cécile était vraiment là, tu pourrais lui dire. Mais elle n’existe pas non plus. Elle est sûrement morte quand tu étais jeune, et tu as été traumatisé. Va-t’en maintenant, ou va demander à l’autre difformité près de la fontaine. Mais laisse-moi tranquille. » Sans attendre sa réponse, elle lui tourna le dos, contourna le bâtiment de la prison, puis s’y glissa. Direction les égouts. Ici, sa crasse ne dérangerait personne. Elle serait tranquille, au milieu des rats et des eaux croupies. Au calme. Dans ses songes, les obus revinrent à la charge. Toujours pointés sur elle. Ils lui voulaient quelque chose. Mais quoi ? Dans ces mêmes songes, elle se questionna sur celle qui en assumait le poids et la charge. Qui était-elle ? Elle avait passé des jours au pied de cette fontaine, et il n’était plus de visage qui ne lui était pas familier. Peut-être qu’à son réveil, se motiverait-elle à se renseigner sur cette nouvelle venue dans les parages. A condition qu’elle n’ait pas tout oublié.
  8. L’Echange *** « Que faites-vous ici ? ». La phrase s’était silencieusement échappée de son esprit, et sans comprendre comment, il sut qu’il avait été compris. Devenait-il fou ? Il avait suffisamment traversé d’épreuves récemment, et peut-être n’était-ce là que le fruit de sa folie grandissante. : Je me présente, moi, en mon nom, au nom de toute ma communauté, comme Rocchus Jaune, Natif des Roches Dorées, Descendant des Météores d’Or, Frères des Conglomérats du Jaune, Représentant des Guerriers Jaunâtres, et Protecteur de la Jaunisse des Aïeux. Je… : Arrête un peu ces jacasseries, tu es juste un rocchus jaune. Cet homme a tué ceux de ton espèce au moins cent fois. - - Je suis Hephaistos. Vous n’avez pas répondu à ma question. Que faites-vous ici ? : Nous… Disons que… Enfin… Et il explosa. Le guerrier igné était interloqué. - - Que s’est-il passé ? : Disons que les rocchus ne coexistent pas toujours très bien avec leurs lueurs d’esprits. Et quand cela arrive… voilà le résultat. - - Je comprends mieux pourquoi nous récupérons désormais de la poudre dorée quand nous tuons ses congénères. Cela n’arrivait jamais auparavant. : Disons que ce n’est pas exactement cela. Effectivement, nos populations rocchus ont entamé depuis peu une intense réflexion… sur notre avenir notamment. Et de fait, nombre de nos rocchus jaunes, les plus intelligents de notre espèce, ont explosé de la sorte. Et avec ces explosions, une poussière jaune permanente plane au-dessus des populations jaunes, déposant ainsi progressivement une fine pellicule dorée autour de chaque rocchus jaune. C’est cela, que vous récupérez désormais. Vos armes de brutes n’ont autrement pas la finesse requise pour obtenir une poudre si fine. Vous ne gagnez que des éclats à nous décimer. - - Des perles ou des cristaux, parfois, lança l’igné, avec un ton presque moqueur. Je vous sens méfiant à mon égard, et pourtant pas belliqueux. Me trompe-je ? : Vous nous décimez régulièrement. - - Je décime bien plus régulièrement de vulgaires tas de graviers. : Vous, les humains. - - C’est un fait. Nous n’avons que peu de respect pour vous. Mais je dois avouer que cette conversation me surprend favorablement à votre égard. Vous semblez bien plus éduqués que je ne le pensais. Et vous semblez à ce titre d’ailleurs plus intelligent que votre congénère jaune contrairement à ce que vous affirmez. La remarque sembla déstabiliser le rocchus. : Plus intelligent, je ne crois pas. Et éduqués, cela dépend. Vous constaterez bien assez vite que les espèces bleu-mauves et rouges ne sont pas très finaudes. - - Je constate que tous les rocchus rouges se sont carapatés derrière leurs sosies jaunes. Quant aux rocchus bleu-mauves, même s’il reste délicat de lire toute expression faciale… je crois qu’ils sont terrifiés par ma présence. : Brrrr, Frrrrr, Brrrrr, Frrrrr. : Ils ne sont pas terrifiés, ils sont contents. La différence est minime entre ces deux sentiments. Ce sont les deux seuls dont ils disposent. - - Ah. Voilà qui est… triste. Et pourquoi sont-ils contents ? : Parce que vous avez fait fuir les rocchus rouges qui n’ont cesse de les pourchasser pour les victimiser. Vous remarquerez qu’ils essaient de se rapprocher de vous. Même si leur capacité de mouvement est extrêmement limitée. : Que c’po vrai, qu’on vict’miz person’. Que les bêbête bleu-mauv’ z’aiment ço qu’on leur tapote l’tête. Hein que j’dis pas faux les jaunes ? : Laisse donc les rocchus mâtures discuter entre eux, veux-tu. Je me permets de prendre la suite de mon frère jaune. Cette conversation doit être menée par les plus hautes instances rocchus, moi en l’occurrence. - - Avec tout le respect que je n’ai pas encore pour vous, je les abats d’un coup de hache, vos hautes instances rocchus. Mon gros orteil suffirait même à assurer cette tâche. Que faites-vous ici ? : Il serait dans votre intérêt de soutenir la cause Rocchus, sans quoi nous… : Vous êtes incroyables, vous les rocchus jaunes. Incroyables de stupidité. Ce qu’il essaie de dire, c’est que nous sommes dans une situation compliquée, et que nous avons besoin de votre aide. Du moins, nous pensons que c’est de votre aide, à vous, dont nous avons besoin. - - Mon aide ? Qu’ai-je à voir avec vos misérables existences dont je n’ai jamais eu cure jusqu’à présent ? : Je l’ignore. Nous ne pensions pas devoir attendre quoi que ce soit de qui que ce soit. Encore moins de la part de ceux qui sont responsables de notre perte à venir. Pourtant le destin vous a mis sur notre route aujourd’hui. Personne d’autre. Vous êtes en train de communiquer avec nous. Aucun humain ne l’a jamais fait auparavant. Et quand bien même un autre humain en serait-il capable, pourquoi s’en donner la peine ? Mais vous, Hephaistos, vous vous êtes donné cette peine. Vous vous êtes arrêté, et vous vous êtes intéressé. Mon discours est, je vous l’accorde, complètement intéressé, car j’aspire à la survie de mon espèce, et que vous paraissez être notre seul espoir. Le discours du rocchus vert atteint le guerrier d’une manière insoupçonnée. C’était un appel à l’aide, d’une population meurtrie. Meurtrie par des êtres comme lui, que seule la destruction intéressait. La survie, il ne la souhaitait que pour lui, et pour ses frères d’armes. Le reste du monde pouvait bien crever qu’il n’en dormirait qu’un peu mieux. Mais il y avait ce rocchus vert, posté devant lui, et qui désirait ardemment la survie de son espèce. Et quelque part, étrangement, cette demande ne le laissait pas indifférent. - - J’entends votre demande. Mais comment pensez-vous que je puisse vous aider ? Je n’ai pas l’intention d’arrêter de vous massacrer, et je ne crois pas pouvoir convaincre qui que ce soit de le faire, quand bien même j’en serais convaincu moi-même. : Nous ne vous demandons pas d’arrêter de nous massacrer. : Enfin, s’ils peuvent épargner quelques jaunes… Nous avons beaucoup souffert récemment et… : Ignorez-le. Nous ne vous demandons pas de convaincre qui que ce soit. Ni d’arrêter de nous massacrer. Je comprends bien qu’il y a par-delà ces terres beaucoup trop de missions qui exigent de s’en prendre à nous. C’est le cas depuis l’aube des terres élémentaires. C’est notre destin. Je comprends aussi que, par nature, vous avez besoin de nous. Sans nous, vous serez privés de nos éclats, de nos perles, et de nos cristaux. Je vous demande de nous aider à survivre, et à pérenniser notre espèce. - - En dépit de tout le respect que je commence à peine à acquérir à votre égard, je pense que vous surestimez grandement votre importance. Si vous n’existez plus, d’autres prendront votre place. Et je ne crois pas que l’équilibre de ces terres en sera bouleversé. Pour autant, je respecte cet espoir qui vous habite, et je n’ai pas autant de répugnance pour vous que j’en ai pour l’espèce humaine. Je préfèrerai la voir annihiler avant la vôtre. Quelle ironie ce serait là, que les rocchus aient survécu à ces minables hommes et femmes. Mais comme je vous l’ai dit, je ne comprends pas bien comment je pourrais vous aider à atteindre votre but. : C’est là que cela se complique. Je vais d’abord laisser notre jaune suprême reprendre la parole. : Tout commence… Et c’est ainsi que Hephaistos apprit l’existence du Rocchus Originel, noir et puissant. L’idée le séduisait de plus en plus. Un monstre, plus puissant que les autres, pour décimer les aventuriers les moins aguerris. Sous son apparence de rocchus, nul doute que beaucoup s’en approcheraient sans inquiétude, pour finalement prendre conscience de leur terrible erreur. - - Vous avez donc besoin de disposer de la plus intense des flammes, et du froid le plus glacial pour former ce Rocchus Originel ? En un unique endroit ? Est-ce possible ? : Nous l’ignorons. Nous avons mis en commun le peu d’esprit que nous avions, mais nous sommes incapables de trouver une solution. Nous pensions que vous seriez peut-être la clé de cette énigme. - - Cela me laisse perplexe. Je reste une brute qui abat lourdement sa hache pour faire éclabousser le sang et fracturer les os. Cela ne nécessite pas beaucoup d’esprit. Nous sommes un peu les rocchus bleu-mauves des populations humaines, nous autres guerriers. Même si, je vous l’accorde, quelques-uns de nos magiciens ne sont pas les plus vifs d’esprits. Ou de corps d’ailleurs. : Brrrr, Frrrr, Brrr, Frrr. Tous les rocchus bleu-mauves semblaient s’agiter autour du guerrier igné, reprenant en chœur ces curieuses sonorités. : Brrrr, Frrrr, Brrrr, Frrrr. : Z’ont quoi encore ces sales bestioles ? Qu’on a rien fait nous ! Qu’on est pas responsab’ ! Arrêtez don’ un peu de trembler com’ des mauviettes ! Qu’on sait pas trop si vous avez froid ou chaud au derrière ahahahah. : Brrr, Frrr, Brrrr, Frrrrr. : Ils ne font jamais ça d’habitude. Arrêtez s’il vous-plaît, le moment est important. : Vous êtes la honte de notre lignée ! Vous serez notre perte, assurément. : Brrrrr, Frrrr, Brrrrr, Frrrrr. : Ce sont des enfants éduqués malgré tout. Et ils nous respectent, nous les verts. Lorsque nous leur disons d’arrêter, ils le font sans broncher. Ils n’ont aucune capacité de rébellion. Je crois qu’ils essaient d’exprimer quelque chose. : Brrrr, Frrr, Brrrr, Frrrr. - - Attendez un peu. Ce qu’a dit le rocchus rouge n’est pas idiot. C’est comme si les rocchus bleu-mauve exprimaient à la fois le froid et le chaud. Est-ce que ce ne serait pas cela, leur message ? : Il n’y a pourtant là rien de bien nouveau. Oui, nous avons besoin de chaud et de froid. - - Mais c’est vers moi qu’ils dirigent ces sonorités. Les rocchus bleu-mauve, du mieux qu’ils le purent, tentèrent de se réorganiser, de se repositionner. Cela était laborieux, et de longues minutes s’écoulèrent. Les jaunes s’exaspéraient déjà, les verts étaient circonspects, et les rouges se moquaient à gorge non déployée. Hephaistos, lui, les observaient avec la plus grande attention. De leur étrange manège émergea peu à peu une forme grossière aux contours bleus et mauves. Du sable du désert émergeait un message, sous forme de dessin. D’un coup, le guerrier s’illumina. Iverness.
  9. Un but en avait remplacé un autre. Elle avait retrouvé l’endroit où elle était née, mais n’y avait trouvé personne. Enfin, si, elle avait croisé la route de la Crasseuse, ce qui était autant une bonne chose qu’une mauvaise chose. Elle n’était désormais plus seulement en quête de ses parents, mais aussi de sa sœur. Et en même temps, elle se sentait de vomir plus qu’à l’accoutumée, l’image de Zieukikrilake lui revenant en permanence à l’esprit. Sa puanteur hantait encore ses narines, sa lubricité infestait ses pensées, sa crasse continuait de pulluler sur son corps, si bien que Moumoula se sentait sale en permanence. Du moins, plus sale que d’habitude. Ayant vécu sur la route, l’hygiène et la propreté n’étaient pas les amies les plus familières de la jeune femme. Disons plutôt qu’une nouvelle couche de crasse, plus immonde, plus épaisse, et plus tenace, était venue recouvrir les précédentes. Elle était d’ailleurs exténuée. Ces années d’errance avaient épuisé tout son être. Il était temps de lever le pied, et pas seulement pour uriner. Après tout, elle se trouvait désormais là, non loin d’où elle avait grandi, et elle imaginait que des gens se souviendraient forcément de ses parents. Surtout, si la Crasseuse disait vrai – et il n’y avait pas de raison de penser que cette vieille folle dispose d’un quelconque filtre – ses parents n’étaient pas de ceux que l’on oublie facilement. Ils avaient quand même l’air d’être de sombres connards. Bref, elle prit la décision de se poser là, à Melrath Zorac. Elle choisit de s’installer au cœur de la cité, sur les rebords de la fontaine. C’était un choix stratégique car c’était un lieu de passage très fréquenté. Y passaient les gens échauffés par le désert aride de l’ouest, et dans l’autre sens, ceux désaltérés par les eaux claires du lac de l’est. Certains ne quittaient jamais la ville et passaient leur temps à déambuler dans ses ruelles pavées. Notamment les vieux, que la vie avait bien trop exténué pour qu’ils puissent se permettre de s’aventurer trop au-delà des murailles de la cité. Il y avait aussi beaucoup de bambins, dont un gamin particulièrement chiant qui ne faisait que brailler à travers toute la ville, pendant toutes les heures de la journée et de la nuit. Plusieurs fois avait-elle voulu le stopper dans son interminable balade bruyante, pour lui dire de la fermer une bonne fois pour toute. Mais à peine atteignait-elle son épaule que le gamin s’était, comme par magie, déporté à une dizaine de mètres plus loin. Que faisait-donc ces parents ? se demandait Moumoula. Ne le cherchait-il pas ? Aucun des parents de cette foutue cité n’était donc capable d’élever dignement ses enfants ? Elle se souvint d’ailleurs de l’autre dégénérée qu’elle avait aussi croisée à l’extérieur de la ville. Une mère éplorée à la recherche de ses maudits gamins. Beffa, elle s’appelait. Elle l’aurait baffée, Beffa… A geindre au moindre passant que ses enfants s’étaient perdus. « Bouhouhou Beffa. Un peu de dignité bon sang. Bouge-toi donc le fondement du tronc de ce palmier et va les chercher, tes gosses ! Après tout, si tu as des enfants en âge de se perdre, tu es en âge de te mouvoir pour aller les trouver et essayer de rattraper un peu leur éducation. » Telle était sa pensée, qu’elle retint toutefois, préférant l’ignorer et poursuivre sa route. D’autant que, de ce qu’elle en avait compris en captant ici et là quelques bribes de conversation, des centaines de vaillants aventuriers les avaient déjà retrouvés ces gosses. Mais de toute évidence, aucun d’eux n’avaient décidé de prendre le chemin du retour vers leur mère. Elle était probablement trop timbrée. Peut-être d’ailleurs que ce mioche dans Melrath était l’un de ses gamins. Peut-être braillait-il autant pour oublier à quel point sa mère était amochée du ciboulot. Elle se posa donc là, au bord de la fontaine dont le bruissement aquatique berçait la jeune femme qui s’endormait souvent au pied de la margelle de pierre. Quand elle ne dormait pas, elle interpellait les passants. « Hé ». « Hého toi ! ». Souvent sans succès. Correction. Toujours sans succès. Elle remarquait d’ailleurs que les passants déviaient de leur trajectoire pour dessiner un arc-de-cercle qui les éloignait à distance raisonnable de Moumoula. Pour l’ignorer plus facilement. Pour échapper aussi à ses odeurs fétides, le comprit-elle tardivement. La fontaine devint ainsi son lieu de bain favori, diluant et évacuant la crasse accumulée. Un beau jour, ou peut-être une nuit – le fil du temps semblant lui avoir échappé -, près de la fontaine où elle s’était endormie, un homme la sortit de son sommeil du bout de sa lame. Malgré le sourire qu’il ne relâchait pas, son visage était dur, imprimé de cicatrices du passé, et creusé de rides naissantes. L’homme ne lui était pas inconnu, bien au contraire. Elle l’avait vu parcourir la place de long en large depuis le premier jour, à importuner tous les passants, tous les jours, avec la même rengaine. Avec les nouveaux venus aussi. Elle s’était même surprise qu’il ne soit pas venu plus tôt l’importuner elle. Mais il la désintéressait complètement, l’homme semblant lui-même ne pas venir de cet endroit. Il continuait de la fixer avec un sourire charmeur. Moumoula était déjà lassée avant même qu’il n’ouvre la bouche. Elle essaya pourtant bien de rendre ses expressions faciales aussi lisibles que possible, mais cela n’y changea rien. L’homme finit par débloquer sa mâchoire, pour dégainer sans surprise sa rengaine : - Ca joute, canaille ? Elle ne savait même pas ce que ça voulait dire. Et elle n’avait pas envie de le savoir. Si c’était pour porter un ridicule bandeau rouge, comme c’était le cas du fanfaron à qui elle faisait face, c’était encore pire. Elle était quand même curieuse. A quoi ce bandeau pouvait-il bien lui servir ? Cela ne le protégeait ni du soleil, ni de la pluie, ni du ridicule. - Non, je… - Tu es nouvelle ici ? Tu connais les Gladius Vagor ? Elle avait à peine eu le temps de répondre qu’il l’avait coupé. - Nous sommes une fac.. - Non, je ne connais pas les Glandus Valtor. Je m’en fous. Je cherche ma sœur et mes parents. J’aim.. - Moi je viens de Raghénor, j’ai……………………………………. de Baranhor….…………………… Dame Sélénia….…………………… du seigneur Rähor avec Zaein….…………………… au fort de Gälya, ………………………. De Raghénor à……………………… sur….…………………… la traversée de la forêt morte d’Ishga……………………… Vhéno……………………… . Elle s’était rendormie. A défaut d’avoir trouvé des réponses à ses questions, elle avait trouvé le sommeil. Un sommeil profond.
  10. C’est ainsi qu’elle s’était finalement nommée. Par dépit. Ses parents n’avaient pas eu le temps de trouver quelque chose de plus convenable. En même temps, sitôt qu’elle avait été expulsée des poisseuses entrailles de sa foutue mère, elle avait été abandonnée. Laissée là, pile à l’endroit où sa douce peau de nouvelle-née avait heurté pour la première fois la terre humide du petit jardin que n’entretenait pas ses parents. Quelques poussées d’herbes folles, un arbre mort, un tas d’immondices, et c’était tout. Elle était ainsi née dans la crasse, d’un rose vite terni par la boue marronnasse, et déjà rongée par les vers. Bien évidemment, elle était trop jeune pour se souvenir de tout cela. Elle ignorait qui avait pu la trouver. Elle comprenait seulement qu’on ait pu la trouver. Nul doute que, comme tout chiard qui se respecte, elle avait probablement braillé sans relâchement, jusqu’à en épuiser les tympans de quiconque se serait aventuré dans les parages. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était le pourquoi. Pourquoi avoir sauvé de cet endroit cette boule de crasse, sale et bruyante ? Un coup de pelle supplémentaire aurait suffi à la recouvrir de terre pour de bon. A atténuer le bruit de ses pleurs. Mais il faut croire qu’un homme ou une femme, aussi fou ou folle soit-elle, l’avait récupéré et sauvé de ce destin tragique. Elle du moins. Du jour de sa naissance et de son absurde sauvetage et jusqu’à ses premiers souvenirs d’errance sur les routes, il ne lui restait rien. Ce qui était étrange. Des années durant elle avait ainsi grandi sans nom, et erré seule sans but précis. Elle ne disposait que d’un petit bout de papier qu’elle portait avec elle. Sur ce bout de papier, la carte du monde. Et non loin d’où était représentée la bourgade de Melrath, une croix était tracée, avec quelques mots griffonnés à côté « Tu es née ici ». Ce n’était que des années plus tard qu’elle avait compris que c’était le lieu où elle était née. Elle avait entrepris d’en apprendre plus sur ses origines. D’apprendre le début de son histoire. Et c’était ce jour précis où elle avait trouvé cet endroit que Moumoula avait enfin pu découvrir des bribes de son histoire. La bâtisse où elle avait grandie n’était plus qu’une ruine. Le toit s’était effondré sous le poids des années, et déjà des plantes grimpantes venaient lécher le haut des murs. Le jardin était triste, lui aussi, avec ses herbes folles et son arbre mort. Elle ne savait pas réellement à quoi s’attendre. Ou plutôt, elle se doutait que rien de cela ne pourrait égayer sa médiocre vie. Ses parents l’avaient simplement abandonné, dans l’endroit le plus misérable qui soit. Rien ne changerait cela. La bâtisse voisine était encore en relatif bon état. Une vieille femme s’y trouvait, à retourner la terre sans discontinuer. Elle était sale. Pas seulement parce qu’elle retournait la terre pieds nus, et souillée de terre jusqu’au bas d’une jupe déchirée de toute part. Pas seulement parce que de la grotte humide qui lui tenait de bouche s’échappaient des filets de bave lui ruisselant sur le buste et jusqu’aux abords d’une poitrine qui s’effondrait quasiment jusqu’à en toucher terre. Pas seulement parce qu’un couple de mouettes rieuses s’étaient installées dans sa tignasse plus sèche que le désert qui bordait le village. Pas seulement parce que les guanos des sus-citées mouettes traçaient sur son front et sur ses tempes de blancs ruisseaux. Pas seulement non plus parce qu’elle exhalait des relents de chair décomposée et des vapeurs d’étrons frais. Mais surtout parce qu’elle se tenait là avec un regard qui criait un sauvage besoin de contentement buccal. C’était une femme à ne pas approcher, de toute évidence. Mais Moumoula l’approcha. Il le fallait. Il ne fallut pas grand-chose pour que l’immonde femme se souvienne d’un enfant qui serait né dans la bâtisse voisine. « V’savez, mon enfant, que j’y passe plein d’temps dans c’jardin. J’aime ben trop r’tourner la terre ! Que j’plant’ jamais rien ! Que j’aime po ça les plant’ ! C’ben trop vert ! Et j’ai pas l’temps non pu. Que j’préfère le marron moi ! La terre, la bouillasse ! Hmmm ! J’aime le sôle moi. La crasse. Ch’sème rien du tout moi v’savez. Comme çô, que d’la’terre. J’la retourne comme une bonne femme ahrgh argh ahargh. Mais qu’je me souviens ben de la brailleuse, ah ça oui ! V’savez, j’observe un ti peu mes voisins comme ço pour passer le temps ! Surtout ceux qu’font des trucs sôles ! Et que c’tait pô les derniers ceux-là d’à côté. C’t’toi la brailleuse ? » Moumoula acquiesça. « M’disait aussi qu’t’avait une tête à ço argharghargh. Fin bon, j’vais t’dire ce que je sais moi de c’t’histoire. Que ço vo pas ben te plaire gamine ! Que la gross’ t’a lourdé dans le gazon ma pov’gamine hein, entre l’arbre mort et l’aut’ tas d’immondices. Qu’il pleuvait à balles ce jour-lô ! Qu’elle était toute crasseuse de dehors et d’dans ta mère. Et que t’étais pas ben mieux argharghargh. ». - Et mon père ? « Q’t’écoutes pas ben ce qu’j’dis, idiote ! J’t’ai dit qu’il pleuvait à balles. » - Et alors ? « Ton père voulait pas trop se mouiller le caillou. Qu’il regardait par la f’nêtre. » - Ah. Et ensuite ? « Ben qu’c’tout. Tu l’aim’ pô mon histoire ? » - Elle a accouché de moi, et ensuite ? « Ben qu’est-c’t’veux savoir de plus ? Elle s’est relevée et qu’elle est rentrée dans la baraque. Ca pissait je te raconte pô. Enfin toi elle t’a laissé dehors hein. Qu’t’étais sôle faut ben être honnête ! ». - Mais… mais… Rien d’autre ? Elle ne m’a pas donné un prénom, quelque chose ? « Oh que le prénom elle l’avait d’jà j’crois ben. Que j’t’ai pô dit mais qu’tes parents, qu’ça copulait pas ben plus que des poulpes chasseurs. Que quand ça se boîtait l’un dans l’ot’, c’tait ben trop braillard pour que j’sois pô au courant. Surtout qu’y faisait çô dans le jardin aussi. Pas loin d’où l’autre poisseuse t’as pondu didon arghargghargh. Que ço arrivait une fois l’année, à l’automne. Je crois ben qu’elle aimait çô, ta pouilleuse de mère, les lits de feuilles mortes et les lombrics humides qui gesticulent d’partout. Et je parle pô de ton père gamine, arghghrhargh. Tout ça pour’t’dire que ça y faisait çô à peu près 9 mois avant qu’tu naisses. Et que ça m’a ben marqué l’esprit. A part les cris et les couinements, que j’ai ben entendu une chose ! Qu’ta mère elle répétait tout’l’temps ‘C’est Moumoula !! C’est Moumoula !!’. Ça a duré une éternité, qu’j’avais pas que çô à faire moi, j’avais d’la terre à r’tourner. Donc voilà gamine, t’l’as ton prénom, argharghargh ». - Vous êtes sûre de vous ? « Ben sûr idiote ! T’me prends pour qui ? La vieille folle du coin ? ». - Et c’est tout ? Où sont passés mes parents ensuite ? « Qu’est-ça peut-t’foutre ? » - Ben ce sont mes parents quand même… « Qu’t’écoutes rien ! Rien de rien ! Idiote ! Que j’t’ai dit que j’avais d’la terre à r’tourner ! T’as qu’à d’mander à ta sœur, qu’elle saura ptêt mieux ». - Ma sœur ? « Mais credidiou ! Tu n’es qu’une idiote ! Que j’vais pô me répéter cent fois ! Que t’écoutes rien du tout ! Que j’t’ai dit que t’étais né là, entre l’arbre mort et l’aut’tas d’immondices ». - Et donc ? « Tu m’épuises gamine ! C’ta’sœur le tas d’immondices. ‘Fin chais pas trop. Que ça braillait pas autant mais qu’ça bougeait pas mal ah ça oui. Mais qu’j’ai pas vu ta mère la chier celle-lô. Ptêt ben qu’elle était là d’une autre aarghaahargh. Allez va-t-en Moumoula maintenant, que j’ai d’la terre à retourner. » - Merci… madame. Je ne sais pas quel est votre nom. « Oh que ça t’serô pô utile petite sotte ! Mais bon.. Qu’moi je m’appelle Zieukikrilake, je crois ben. Mais qu’tout le monde m’appelle La Crasseuse, que jsais po ben pourquoi. M’enfin personne m’parle ici, peut-être ben que je pue argharghaarhgghagh. » - D’accord, madame. Et la jeune fille s’éloigna. Puis s’en alla. Et c’est ainsi qu’elle se renomma Moumoula, avec toutes ces interrogations en tête. Une sœur ? Cela était-il possible ? Etait-ce vraiment sa sœur ? Avait-elle été abandonnée, elle aussi ? Et comment pourrait-elle la retrouver ? Et ses parents ? Qu’étaient-ils devenus ? Avait-elle réellement envie de le savoir ? Tant de questions en elle. Mais souhaitait-elle réellement avoir toutes les réponses ?
  11. La Rencontre Ils étaient là. Tous agglutinés contre les remparts décrépis de Til’Lunis. L’homme n’en avait jamais vu autant, en un même endroit. Et encore moins aussi dépareillés, mélangeant leurs teintes unies sans harmonie. Du moins, en apparence. Car à les observer, il réalisa finalement assez vite qu’il existait une forme d’ordre, ou de hiérarchie peut-être, devant ses yeux circonspects. Les rocchus jaunes étaient plutôt entassées le long du rempart, s’alignant de manière approximative, et dominant d’un demi grain de sable leurs congénères. Les rocchus verts, en « contrebas », n’étaient pas bien éloignés du premier groupe, et semblaient aussi constituer un ensemble vaguement cohérent. Et puis au milieu d’eux, des rocchus bleu-mauves s’éparpillaient. Certains s’étaient égarés en marge du groupe et paraissaient plus figés qu’à l’accoutumée. Et jamais trop loin d’eux, un rocchus rouge rôdait toujours, entretenant une proximité toujours très étroite, à la limite de l’effleurement. Et puis, un peu partout autour d’eux, et autour de lui, le sol était constellé d’une poussière jaunâtre. Une poussière de rocchus, il le savait. C’était ce crépitement indéfinissable qui l’avait attiré, alors qu’il rôdait aux abords de la mine. C’était bien trop bruyant pour n’être que quelques bûchettes posées dans un feu. Et puis si feu il y avait eu, il aurait sans nul doute rapidement repéré une colonne de fumée s’emparer de l’azur du ciel. Alors il était descendu, avec toute la discrétion qu’il pouvait avoir, toujours vêtu d’un noir proprement incongru dans cet océan beige, trimballant son arme toute aussi discrète, et bien évidemment, sa mine cendrée à faire pâlir la blancheur des étoiles. Alors qu’il descendait et que le sable étouffait bien utilement chacun de ses pas, les crépitements avaient cessé. Juste le temps d’apercevoir à quelques dizaines de pas un bout de rocaille jaune dessiner , non loin des ruines de Til’Lunis, une courbe en cloche, tel un météore ridicule qui n’aurait pas même eu le prestige de s’embraser. Et c’était donc là qu’ils les avaient découverts, perplexe. « Mais que peuvent-ils bien faire, tous réunis en cet endroit ? » pensa-t-il. Les rocchus ne se mélangeaient pourtant donc jamais. Aussi insignifiants qu’ils puissent paraître, derrière leurs contours mal dégrossis, derrière leur inertie déconcertante, derrière leur force proche du néant, l’igné s’était étrangement toujours étonné de cela. Si cet intérêt restait minime au regard du reste de son existence, il avait au moins le mérite d’exister. Un peu comme les rocchus. Et pour pousser l’intérêt plus loin encore, son esprit s’était aventuré à émettre quelques sauvages hypothèses à ce sujet. La plupart du temps, il en concluait que cela ne pouvait dissimuler que quelques haines enfouies (dans le sable du désert, probablement). Un instant, il transposa la scène à une échelle humaine. Des dizaines, voire des centaines d’individus, réunis en un même endroit, alors que le quotidien les avait toujours maintenus à distance raisonnable, au titre de quelques ires du passé, ou d’opinions divergentes. Il s’imagina devant lui les Constellations de l’Aube, les Alliances, les Thuatha Dé Chilandari, et puis, évidemment, les Au-Delà. Nul doute qu’une telle rencontre au sommet aurait été annonciatrice de grands bouleversements dans ce monde. Etait-ce cela qui attendait les populations rocchus ? *** C’était imperceptible. Il aurait fallu les scruter des heures, et encore, pour en percevoir le début du frémissement de l’aube d’une lueur. Mais oui, au plus profond du point noir qui leur tenait lieu d’œil, un scintillement était paru. De fait, il était à peine visible, l’émerveillement qui se mit à illuminer chacune de leurs tronches anguleuses. : C’est lui. C’est forcément lui. Il est notre salut. : L’espoir. C’est l’espoir qui est notre salut. C’est cet espoir qui l’a guidé à nous. A nouveau, les rocchus rouges avaient par mimétisme reproduit l’enchantement qui s’était emparé de leurs modèles jaunasses, sans en saisir parfaitement la raison. Les rocchus bleu-mauves étaient quant à eux authentiquement émerveillés. Mais puisqu’ils ne pigeaient jamais rien, à peu près tout les émerveillait. Jusqu’au soulèvement d’un grain de sable par une bourrasque de vent. *** « Il me regarde tous, là, non ? » se demandait-il, pour lui-même. C’était une étrange sensation. Ils n’étaient pas dotés de la parole, et la ponctuation qui leur faisait office d’iris était bien trop minuscule pour y discerner distinctement vers quelle direction leurs regards se portaient. Ils auraient pu se concentrer sur le nord-est ou le sud-est que ça n’aurait pas fait grande différence. De doigts aussi ils étaient dépourvus. Cela n’aurait pas été courtois de le désigner mais cela aurait été franchement pratique, dans ce cas-ci. Et malgré la quasi-absence d’indices convergents, il avait le sentiment que tous le regardaient, le fixaient, le scrutaient. « Vont-ils bondir sur moi et m’attaquer en meute ? ». L’idée était absurde, mais elle le fit frémir l’espace d’un instant. Après tout, prenez la plus insignifiante et inoffensive bestiole, multipliez la par mille, et c’est une toute autre histoire. Il y a bien un contre-exemple mais ce serait grandement vain de le mentionner ici. Il se contenta alors de les regarder, tous autant qu’ils étaient, de la même manière qu’eux semblaient le faire. Il songea l’espace d’une seconde alors de demander ce qu’ils regardaient, mais se retint. Un badaud aurait pu le surprendre, et c’en était fini de sa réputation de grand méchant. Il deviendrait l’homme qui murmure à l’oreille des rocchus, et ce n’était un statut ni enviable, ni envisageable. *** : Je vais être parfaitement honnête. Mon espoir est grand, et je crois en notre destin de relever ce défi. Je crois aussi que cet homme peut être notre salut. Mais à parler vrai, je ne comprends pas de quelle manière. : C’est fâcheux. Pour parler également en toute transparence, je ne le comprends pas non plus. Mais étant d’une intelligence hors-pair, je sais que cet homme est notre salut. Cet homme est le feu incarné, son cœur est ardent comme la lave. Mais sa peau est froide comme la cendre. Son âme est aussi glaciale que la mort. : Vous faites de beaux poètes, vous les rocchus jaunes. Mais de terribles stratèges de guerre. Tout cela, ce sont des mots. Cet homme a beau être le feu, et la glace, tout cela est figuré. Son cœur ne sera jamais aussi chaud qu’une lave incandescente, ni son âme ou sa peau aussi froide que les glaces des cimes. Poétiquement peut-être. Mais pas physiquement. : Il paraît pourtant que cet homme est un poète. C’est peut-être ce talent dont nous avons besoin… Bon… bon… c’est vrai. Cela paraît idiot, et c’est bien trop idiot pour ma personne. C’est une idée que vous auriez pu avoir, et cela me donne la nausée. : Merci de ne pas retomber dans tes vieux travers de souverain poussif. Si nous ne sommes pas capables de comprendre en quoi il peut nous être utile, peut-être qu’il le sait, lui. : Et quand bien même il le saurait ? Nous sommes des rocchus, et il est humain. Comment nous adresser à lui ? Et quand bien nous serions en mesure de communiquer avec lui, pourquoi voudrait-il nous aider ? *** Il aurait dû partir. Qu’y avait-il de si intéressant à dévisager ce tas de cailloux grossiers ? Il restait pourtant là, aussi figé qu’un rocchus, le regard presque aussi vide, à attendre que quelque chose se passe. En réalité, il aurait voulu communiquer avec eux, ne serait-ce que pour comprendre la raison de ce rassemblement. Mais il ne savait pas comment s’y prendre. Devait-il ramasser un caillou, et le lécher pour leur signifier qu’il s’intéressait à eux ? Devait-il le balancer, ce caillou ? Mais peut-être le prendraient-ils pour une déclaration de guerre ? *** : Peu importe qu’il veuille nous aider, pour le moment. Essayons déjà au moins de lui faire comprendre que nous voulons rentrer en communication avec lui. Que peut-on faire ? : Nous n’avons ni bras, ni mains, ni un regard suffisamment évocateur. Peut-être pourrions-nous faire un ou deux sacrifices ? Un rocchus qui explose, ça se remarque ! : Et les rocchus jaunes se proposent pour cela ? : Certainement pas ! Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre davantage de cet esprit transcendant dont nous sommes dotés, nous, les jaunes. Un rocchus bleu-mauve fera cela très bien. : Et pourquoi pas l’un de vos sbires rouges ? De toute façon, nos bleu-mauves sont trop benêts pour qu’on leur fasse comprendre qu’il leur faut exploser sur demande. N’est-ce pas les rocchus bleu-mauves ? : Gné ? : Qu’si faut qu’ça explose ces p’tites caillasses bleuasses, qu’nous ça nous dérange pô d’y v’nir tapoter d’ssus hihi. : Et vous ne voulez pas exploser, vous ? : Que..que..que.. mais..mai… maître jaune ?! : Bon, bon, personne n’explosera. Continuons de le fixer. Il va bien finir par trouver cela troublant. : Il trouve la scène déjà suffisamment troublante pour nous scruter depuis de longues minutes. Il va peut-être bien tous nous réduire en cendres. *** « Que faites-vous ici ? ». La phrase ne brisa pas le silence du désert, mais elle brisa le silence qui s’était jusque-là installé entre ce peuple de pierre et l’homme de cendre. Cette phrase, Hephaistos l’avait matérialisé dans son esprit sous forme de pensée. Il ne la prononça pas, et pourtant, il leur avait adressé. Et à n’en pas juger par leurs regards toujours aussi vides de toute expression, compréhension ou forme concrète de vie, il sut tout de même qu’ils l’avaient tous très bien compris…
  12. La Solution Finale De longues minutes s’écoulèrent. Pas un rocchus n’osa s’exprimer. Les uns par ignorance, les autres par manque d’intelligence. Tous par déliquescence. : Je ne vous comprends pas, chers suprématistes dont les rayons du soleil embrasent d’or chacune des facettes de votre peau de pierre. Vous nous rassemblez ici, sous vos airs infatigables d’empereurs dorés, souverains d’un royaume qui semble n’avoir pour limite que les confins inexplorés du monde, vous présentant à nous tels des sauveurs providentiels, pour finalement nous apporter une solution qui n’en est pas une ? : Je te prie de rester courtois. Nous apportons une solution, contrairement à vous. Certes, nous ne savons pas comment la mettre en œuvre, mais la solution est belle et bien là. : Voilà qui est parfait. Une solution qui ne peut être mise en œuvre n’est pas une solution. C’est une mascarade, un faux-espoir, une bêtise absolue. Si votre intelligence suprême ne vous a pas permis de dénicher une solution, comment le pourrions-nous ? J’ai maints reproches à faire à votre espèce, mais je ne saurai lui dénigrer son esprit plus affûté. : A vrai dire, je dois le concéder, nous avions l’idée. Je le crois du moins. Je crois aussi qu’elle s’est manifestement égarée au gré de l’explosion de mes congénères. C’est un peu comme ce stupide jeu de la race humaine… : Oui, un jeu, un jeu, un jeu ! 1, 2, 3… ROCCHUS. *Le 1,2,3 rocchus est la version adaptée et passablement chiante du 1, 2, 3 soleil humain. Le principe est le même, à la différence que, les rocchus ne pouvant se mouvoir, le maître du jeu ne se retourne jamais. Les autres joueurs le fixent donc éternellement de leurs yeux moribonds, et n’avancent jamais. C’est un jeu qui amuse considérablement les rocchus bleu-mauves, qui sont aussi les seuls à y prendre part.* : Que t’comprends rien sale rocchus bleu-mauviette. Que qui t’proposes pas de jouer. Que moi je vais jouer ‘vec toi et qu’tu vas pas ben aimer le goût d’caillasse sur tô figure. : Consternant. Je disais donc. C’est comme ce jeu de la race humaine, où un premier joueur énonce un message à un autre, puis ledit message est délivré par le second, vers un troisième. Et ainsi de suite. Au fur et à mesure qu’elle se propage, l’essence du message se déforme, se consume, voire se perd totalement (un peu comme chacune des pensées furtives qui traverse l’esprit mort des rocchus bleu-mauves). Je crois qu’ici, c’est ce qui arrive. Une partie de l’information s’est perdue. A mon grand désarroi. : C’est au moins à votre honneur de le reconnaître. Enfin. Restons porteurs d’espoir et d’optimisme dans ce cas. Si cette idée a germé dans l’une de nos cervelles, pourquoi ne le referait-elle pas ? Peut-être que, collectivement, nous pouvons la faire émerger. Des idées ? Les rocchus bleu-mauves, qu’en pensez-vous ? Où pourrions-nous disposer en un même endroit, du feu et de la glace ? : Feu chaud. Frrrrrr. Glace froiiiid. Brrrrrr. : Intéressant. Faisons comme si ce point de vue nous était utile. Effectivement, nous devons disposer d’un point chaud, voire très chaud, et d'un point très froid. Le tout au même endroit. Les rocchus rouges, un coup de main ? : Qu’un coup d’main pas d’problèm que je vais en donner sur la tête des bleu-mauv’ de misère ! Même que c’sera pas qu’un mais ben plusieurs ahahah. : Et si tu oublies l’espace d’une seconde les rocchus bleu-mauves. Qu’est-ce qui te sort de la tête ? : Gneuh. : Bon bon. Les rocchus rouges soulèvent une idée intéressante. Nous pourrions tout à fait créer la chaleur en exerçant des coups répétés sur une surface particulière. : Mais cela ne nous apportera pas le froid, beaucoup plus complexe à matérialiser. Et puis, nous devons nécessiter d’un froid intense et d’une chaleur ardente. Un vulgaire feu de cheminée, ou un amas de neige fraîche ne sauraient faire l’affaire. Il s’agit là d’un puissant rituel qui requiert de puissants ingrédients. : Une telle chaleur ne saurait nous être apportée que par les laves incandescentes du volcan à l’est de la capitale. Et un froid si intense ne saurait qu’être extrait des glaces éternelles des grottes des cimes, au nord. : Et je suppute que tu as l’intelligence requise pour comprendre que les glaces fondraient rapidement en dévalant les pentes des cimes, et disparaitraient complètement dès les portes du désert septentrional. : Oui, tu supputes convenablement. Et bien que les laves sauraient certainement être transportées plus convenablement, la question du transport se pose. Nous ne disposons pas de mains, et quand bien même, celles-ci seraient réduites en cendres en un instant. : Je sais que nous avions déjà balayé les hypothèses les plus évidentes. Et que nous nous étions confrontés à ce même état de fait que tu établis. Malgré la splendeur de notre lignée jaune, nous sommes globalement, relativement, indubitablement, des incapables. Et je ne crois pas qu’il existe de solution dont nous dépendrions seuls. : La solution nécessiterait une aide extérieure ? Mais quel genre d’aide ? Doit-on attendre un signe des dieux ? : 1,2,3 ROCCHUS. (*à l’énoncé de cette phrase, quelques minutes plus tôt, les rocchus bleu-mauvaises s’étaient mis en tête que le jeu avait commencé*). : 1,2,3, COUP SUR TA CABOCHE SALE ROCCHUS (*c’était le moment idéal pour les rocchus rouges pour s’en prendre à eux, le jeu obligeant leurs victimes à ne pas bouger*). : J’ignore si les dieux doivent nous venir en aide. J’ignore quelle pourrait être cette aide extérieure. Qui pourrait vouloir aider une bande de rocailles plus ou moins gracieuses selon leur couleur à s’unir, se renforcer, et lutter contre son annihilation ? Qu’est-ce qui pourrait bien, sur ces terres, disposer du feu et de la glace ? Est-il encore des secrets dont cette terre recèle ? Peut-être bien que tout ce qui vient de se produire était écrit. Nous donner une solution, puis nous l’ôter en l’espace d’un instant. Pour nous rappeler à tous à quel point nous sommes tous de sombres idiots. Nous y compris. L’espace d’un instant, cette humilité toucha les rocchus verts qui n’en avait jamais tant vu chez un rocchus jaune, habituellement bouffis de vanité et de supériorité. : Ton humilité me surprend autant qu’elle me touche. C’est une évolution que je n’aurais pas pensé voir chez vous. Peut-être que c’est là le signe que nous devons garder l’espoir, et le saisir fermement pour ne pas le perdre. : J’admire ton espérance. Mais compte tenu de notre réflexion limitée, que pouvons-nous faire, si ce n’est attendre ? : Alors attendons. Et s’il est effectivement écrit que notre espèce doit être sauvée, et que le Rocchus Originel doit renaître, alors le destin s’arrangera pour que cela se produise. Et sur ces mots, le silence du désert se rompit, brisé par le signe du destin tant escompté. Ce n’était ni un miracle, ni un enchantement. Et ce n’était pas non plus un mirage du désert trompeur. Tous se regardèrent – ou essayèrent du moins, depuis leurs inertes orbites -, et tous comprirent. Comme une évidence, la solution se tenait là, juste devant eux.
  13. Le Plan 371. C’était le nombre consternant de rocchus jaunes qu’il avait fallu pour pouvoir égrainer ce plan machiavélique, que nul n’appelait le Grand Soulèvement – les rocchus n’étant pas assez finauds pour établir une telle appellation. Les uns après les autres, une ribambelle de cailloux dorés s’étaient succédés, reprenant l’ébauche de plan dessinée par le caillou doré précédent, y ajoutant un nouvel élément avant d’exploser sans surprise dans un festival de confettis rocheuses. Une aubaine pour les rocchus verts qui voyaient ainsi leurs concurrents s’évaporer les uns après les autres. Toutefois, pour tout rocchus qui disparaissait, un autre prenait sa place, d’une couleur invariante, et aussi splendidement stupide que son prédécesseur. Il faut en tout cas croire que le plan était d’une élaboration si savante et d’une complexité si subtile qu’il ne savait être hébergé par la caboche d’un seul rocchus. Le seul rocchus qui ne gratifia pas ses congénères d’une myriade de gouttes de pierre fut le seul qui n’eut pas à décrire davantage le plan en question. Il se contenta d’agglomérer la stratégie dessinée au gré des rocchus implosés, et la récita pour tous. Paradoxalement, le feu d’artifice qui crépitait au rythme de l’éclatement des rocchus jaunes avait pris fin. Le silence des rocchus était alors impressionnant. Si les rocchus jaunes connaissaient déjà bien la stratégie dont ils avaient collectivement enfanté, les rocchus verts étaient les seuls à réellement attendre qu’elle soit révélée. Les rocchus bleu-mauve, comme toujours, se confondaient dans un mutisme qui mélangeait leur incompréhension et leur confusion. Leur confusion devant le moment présent et leur confusion sur la vie en général. Des éternels égarés à qui on ne montrera jamais le chemin. Les rocchus rouges, enfin, s’évertuaient à se taire dans la droite ligne de la soumission qu’ils s’imposaient face à leurs icônes jaunes. Le rocchus jaune racla sa gorge rocailleuse, – Oui, en effet, le rocchus a la particularité de disposer d’une gorge interne, malgré son absence de bouche, et cela ne lui sert justement à rien. Certains scientifiques avancent la théorie que les rocchus disposaient autrefois d’un orifice buccal commun, mais que ces derniers, dans leur bêtise ahurissante, n’avaient pas eu la présence d’esprit suffisante pour la fermer. Peu à peu, les grains de roche, subtilisés par le vent au sable du désert, ou à la rocaille des cimes, s’agglutinèrent dans leur gosier. Et la plupart finirent misérablement étouffés. L’évolution se faisant, leur bouche disparut progressivement, et comme aujourd’hui, les rocchus s’adaptèrent. – Le rocchus jaune reprit donc le fil de l’explication tout à fait normalement, sans rien laisser paraître du massacre qui venait d’être auto-perpétré sur la lignée d’or des rocchus. RJ : « Mes chers frères jaunes, et vous autres, cousins adoptifs à la généalogie incertaine, le plan est simple. Il nous faut nous unir. Mais pas seulement au sens figuré. L’union de nos âmes est certes cruciale, néanmoins il nous faut aussi unir nos corps. Il nous faut évoluer. Vous le savez tous, notre espèce n’a cessé d’évoluer au travers des âges, et nous n’avons pas toujours été ce que nous sommes aujourd’hui. Autrefois, nous n’étions pas aussi colorés qu’aujourd’hui. La Légende raconte qu’il n’existait jadis qu’un seul et unique type de notre espèce : le Rocchus Originel. C’était un rocchus noir, plus puissant que nous tous, et qui, au cours du temps, sans que l’on comprenne réellement pourquoi, s’est effacé au profit d’une descendance plus colorée, et plus divisée. - Certains suggèrent que les Dieux avaient décidé de façonner le monde à leur image. - Aujourd’hui, nous avons besoin d’être plus forts, plus résistants, et plus soudés devant l’adversité. Nous devons faire renaître le Rocchus Originel. Il saura, par sa Toute-Puissance, surmonter les défis qui nous attendent ». A cet instant précis, les rocchus jaunes auraient applaudis s’ils avaient eu des mains – pratique qu’ils avaient couramment observé chez les populations humaines -. Les rocchus rouges les auraient suivis, par mimétisme. Les rocchus verts, quant à eux, étaient à la fois curieux et perplexes face à cette stratégie, et désiraient en apprendre davantage. Les rocchus bleu-mauves enfin se taisaient comme à leur habitude, ne comprenant pas plus cette stratégie que leur propre existence. : Comment comptez-vous faire cela ? Si la stratégie est louable, elle ne nous explique pas comment nous allons faire renaître un ou plusieurs rocchus noirs. : C’est à la fois simple et complexe… Il nous faut.. *Ellipse temporelle nous projetant 156 rocchus implosés plus tard* : Il nous faut nous mobiliser, chacun d’entre nous. Du rocchus noir sont nés les rocchus bleu-mauves, rouges, verts et jaunes, et il faudra un rocchus de chaque pour faire de nouveau naître le Rocchus Originel. : Et concrètement, on rassemble un rocchus de chaque, et comment allons-nous unir leurs corps ? : C’est très simple, sur le principe. Il nous faudra… *C’en est lassant de compter le nombre de rocchus implosés ; les prochaines ellipses seront éclipsées pour le bien de la communauté* : Il nous faudra disposer du feu, et de la glace. Le feu pour faire fondre nos enveloppes de roche, et les mêler, puis la glace pour les recristalliser en une seule forme : le rocchus noir. : Je vois. Et comment comptez-vous convaincre nos chers dragons ailés de nous aider dans cet objectif ? Ils n’ont l’air décidés qu’à nous décimer jour après jour. : Les convaincre serait bien peu aisé, je te l’accorde. L’avantage, c’est que nous n’aurons pas à le faire, car nous n’aurons pas besoin d’eux. Nous devons disposer du feu et de la glace, en un même endroit, là où les rocchus s’uniront à jamais. Et nous savons hélas que les deux dragons ne croisent jamais leur route, l’un et l’autre suivant d’éternels chemins parallèles. : Mais alors comment allons-nous faire ? La simple présentation de cette idée farfelue vient de nous coûter une part importante des rocchus jaunes. : Qu’on va tapoter sur du bleu-mauv’ jusqu’à qu’ça chauff’ ahahaha ! Qu’après pour d’la glace que j’ai pas bien d’idée mais qu’la neige c’est froid froid hihihi. : Je repose ma question. Comment allons-nous faire ? : Et bien, c’est là le cœur du problème. Je l’ignore. A cet instant, et si cela était seulement possible, tous les rocchus se roidirent. Leur cause était-elle définitivement perdue ?
  14. L’Appel aux Armes L’atmosphère était étrange sur les dunes sableuses du désert occidental. Tous les rocchus s’étaient massés là, non loin des ruines de l’antique Til’Lunis, en prenant toutefois grand soin de ne pas trop se mélanger. L’exercice devenait toutefois périlleux, compte-tenu de la quantité impressionnante de ces amas de pierres colorées qui s’étaient rassemblés en cet endroit. Le passage en était quasiment bouché pour rejoindre les cimes depuis le Sud, tant les espaces laissés libres se réduisaient au gré des minutes. L’agitation et la tension étaient palpables, mais absolument invisibles, les rocchus étant contraints à l’immobilisme et au mutisme absolu. C’était une foule sans entrain, sans vie, et qui pourtant bouillonnait d’une énergie invisible. Sans surprise, les rocchus jaunes s’étaient positionnés sur le point le plus élevé du secteur – un bout de ruine qui ne leur donnait absolument aucune prestance - , comme pour dominer les autres espèces insignifiantes qui constituaient leurs rangs. Les rocchus verts étaient là, au pied de cette estrade de fortune, tandis que les rocchus bleus-mauves, dépassés par l’évènement, s’égaraient ici et là, visiblement confus devant l’ampleur d’un tel rassemblement. Ils s’égaraient d’autant plus que certains étaient pourchassés sans vergogne par des rocchus rouges bien déterminés à les écarter de ce moment importun. Bien que le silence couvrait déjà l’endroit de son manteau, celui des rocchus se fit. Au moins dans leurs têtes. Ces derniers étaient en effet en mesure de communiquer avec leurs congénères par la pensée. Certains scientifiques auraient à ce sujet avancé qu’il se n’agissait pas réellement de télépathie, mais plutôt d’un moyen de communication élaboré usant les vibrations de leur enveloppe de roche. La légende raconte même que certains rocchus auraient littéralement explosé en forçant une communication trop intense. De quoi les décourager de mener de grandes réflexions qui auraient pu les sauver de l’annihilation. L’un des rocchus jaunes, le plus âgé visiblement, s’avança, et débuta son discours (doit-on le rappeler, dans le silence le plus total, forçant le ridicule de la scène pour tous les badauds qui passeraient là) : : Mes chers frères, plus ou moins inférieurs, mais définitivement inférieurs, nous vous avons rassemblé aujourd’hui, nous, les rocchus jaunes, pour sauver notre espèce qui est au bord de l’extermination. Nous ne pouvons nous permettre de continuer à mourir comme des vermines. Nous valons mieux que ça, et en particulier, nous, les rocchus jaunes. J’ai survécu de longues années avant d’atteindre ce jour, et je sais combien vous me vénérez pour cela. Vous savez à quel point j’ai dû être intelligent pour survivre de la sorte, et je compte bien vous enseigner com… A peine eut-il le temps d’achever son fil de pensée que déjà son enveloppe rougeoyait de mille lueurs de feu, pour se métamorphoser en une pâte brûlante, fumante et disgracieuse, dégoulinant sans élégance sur le sable déjà chaud du désert. : De toute évidence, nous n’apprendrons pas grand-chose de lui en matière de survie. A t-il vécu dans une grotte pour s’épargner les délices de la mort si longtemps ? : C’la faute des rocchus bleu-mauves ! Qu’s’agitent comm’ des idiots dans tous les sens lô. Que le g’and rocchus jaune il a été partourbé ! (Oui, en plus d’être adeptes de l’humiliation des plus faibles, les rocchus rouges sont aussi des grands professionnels de la vénération inconditionnelle et de la soumission la plus totale aux rocchus jaunes qu’ils voient comme des icônes, ce qui leur veut parfois le surnom de « Suce-Eclat » ou de « Lèche-Eclat », les versions divergeant dans les écrits). Amis rouges, qu’à chaq’ bleu-mauves qui vous’bêtent, vous claquez plein d’coups ! Que ça meur’ vite fait ces p’tites vermines ! (Notez également que compte-tenu de leur niveau intellectuel hautement limité, les rocchus rouges s’expriment dans un langage tout en retenue, retenant la plupart des lettres et intonations qui permettraient une compréhension plus fluide du charabia qu’ils distillent dans leur gueule rocheuse. Les rocchus bleu-mauves ont eux au moins eu la lucidité de s’abstenir de parler la plupart du temps.) : Vous êtes ridicules, vous les Rocailles rouges. Avec quelle espèce de stratagème comptez-vous frapper ces pauvres bleu-mauves ? Vous n’avez pas de bras. : […] (Moment d’absence psychologique gênant du rocchus rouge qui ne dispose d’aucune répartie). Rapidement, un autre rocchus jaune avait pris la place du premier. Celui-ci semblait plus alerte au passage du dragon qui avait incendié son prédécesseur. : Cessez un peu ! Vous ne comprenez donc rien. Cette mort était un message qu’il a voulu faire passer de la manière la plus explicite possible. Tout était prévu. Nous devons en effet être vigilants au moindre danger, qui peut surgir d’absolument n’importe où. : C’est facile à dire pour vous. Vous vous planquez systématiquement dans votre coin de palmeraie, loin du sillage de feu du dragon. Ou pire encore, tout là-haut, sur les plateaux enneigés. Pas étonnant d’avoir été si peu vigilants. Mais absolument, cela doit être un message. Que vous n’êtes définitivement pas aussi éclairés que nous. : C’est en attendant moi qui te domine, non ? Reste donc à ta place, à écouter et suivre les conseils avisés de tes supérieurs. Ce faisant, le dragon s’approchait de nouveau des ruines, déstabilisant le rocchus jaune, qui, voulant se rééquilibrer, glissa de son estrade, pour se retrouver le cul dans le sable, éclat à éclat avec le rocchus vert qu’il venait de jauger de haut. : Ta domination est flagrante, je te l’accorde. : Qu’ça t’serve de leçon ! (le rocchus rouge n’ayant en fait pas compris qui était réellement tombé). Sans reprendre sa position dominante initiale, de peur de se ridiculiser à nouveau, le suprématiste jaune poursuivit. : Trêve de plaisanteries ! Il est important que j’aille au bout de ce discours historique pour l’histoire des rocchus. : Qui qui parle don’ ? (le rocchus bleu-mauve paniquant d’entendre mais de ne pas voir son interlocuteur, désormais à la hauteur de tous les autres rocchus amassés à cet endroit). : T’occup’ sac-à-glaise ! T’es bien tô bêt’ pour comprendre d’ça ! T’mérit’ que d’coups dans ta p’tite caboche qu’t’as ! : Suffit ! Nous devons œuvrer ensemble pour pouvoir réagir et nous sauver. Notre division est aujourd’hui une faiblesse. Nous devons nous battre. : Et comment comptes-tu faire cela ? Nous sommes prêts à lutter, mais tu sais aussi bien que moi que les armes nous manquent. Nous n’avons aucun membre pour nous permettre de nous défendre. : Qu’faut jamais douter de l’rocchus jaune. Si qu’il dit qu’il sait, qu’il sait ! Mais qu’faut pu avoir les bleu-mauves. Qu’vont nous mett’ la têt’ en dedans. Servent t’à rien ceux-lô. Ptêt qu’un coup d’plus là-dessus ça fera des mirac’ ! Tapez dont d’sssus qu’ça fait pô de mal ! Qu’ça les rendra pu bleus encore ahahahaha. […] : Les rocchus bleu-mauves ne sont peut-être pas les plus futés, mais pas sûr qu’ils nous soient les moins utiles. : Oh ils sont définitivement minables, sans conteste. Mais ils seront serviables. Les rocchus rouges sont aussi des êtres dont les lueurs d’esprit sont bien pâles. Mais leur virulence sera d’intérêt. Vous-mêmes, les rocchus verts, êtes sans conteste bien moins attrayants que nous, les rocchus jaunes. Mais votre ténacité et votre patience quant à nous renverser vous honore. Même si cet espoir est aussi vain que les tentatives répétées des rocchus bleu-mauve de se camoufler dans le beige du désert. : Tu t’exprimes comme si tu avais un plan clair en tête. Est-ce le cas ? : J’ai un plan, en effet. Et ce plan nous sauvera tous. Mais ce plan est complexe et.. Le rocchus jaune explosa. Littéralement. Les éclats jaillirent en l’air, propulsés par le souffle, avant de retomber mollement en une pluie à peine dérangée par le vent, ici au pied des murs silencieux des ruines, ou là contre les parois rocheuses et immuables du désert. Ce plan devait effectivement être d’une complexité inédite pour atteindre ce niveau d’intensité et le pousser à l’explosion. Nul doute qu’un autre rocchus jaune viendrait prendre sa place pour détailler ce plan.
  15. Préambule Les rocchus. Il n’est pas d’aventurier sur ces terres qui, au gré de ses péripéties, n’ait pas croisé la route de cette espèce mythique. Pas mythique au sens de ces armes ultimes qui font de tout soldat quelconque un formidable héros du champ de bataille. Mythique au sens qu’il n’est pas d’être plus formidablement inadapté à son environnement. Après tout, il n’est doté ni de bras, ni de jambes pour se mouvoir, et se condamne ainsi à rester figé, au même endroit, et ce pour toute son existence. Son regard est vide, terne, et il ne dégage pas grand-chose d’autre que ce sentiment d’impuissance et de fébrilité propre à son espèce. Même pas de quoi effrayer un gamin de passage. Le tout est enrobé dans une enveloppe de pierre, dont la peau se présente sous la forme d’une dizaine de facettes, semblables à un manteau d’écailles rocheuses à peine polies. Certains scientifiques se sont même penchés sur le phénomène. Sous des phrases élaborées et derrière des formules extravagantes, ils expliquent que plus un rocchus est âgé, plus ses facettes se lissent, sous l’action répétée du vent qui érode petit à petit la moindre aspérité de sa minable enveloppe. Malheureusement, le massacre des populations rocchus limite grandement l’observation d’un tel phénomène, et il faut être très chanceux pour croiser l’un de ces vieux rocchus. En dépit de cette inadéquation totale, cette espèce est parvenue à traverser les âges, à se multiplier devant l’éternel, et à évoluer au point de colorer un peu plus le morne beige du désert. Ne vous y détrompez en effet pas. Derrière l’apparente inutilité de tels êtres, les rocchus sont une espèce complexe. Sous l’immanquable unité de leurs faciès – à quelques coloris près – les rocchus sont très éloignés de l’image de la grande nation qui s’unirait devant l’adversité. Le coulourisme – idéologie visant à définir une hiérarchie sur la base de la couleur de ses facettes – est très ancrée chez les populations rocchus. Ainsi, ils seraient plutôt du genre à se jeter la pierre, si toutefois ils avaient des bras. Ou à se marcher dessus, si toutefois ils avaient des pieds. Voire même à se jeter des regards noirs, si toutefois ils avaient des sourcils. Forcément, devant cette impossibilité physique de manifester leur désunion, de libérer un peu au grand air quelques bouffées de la haine qu’ils se portent, difficile pour le commun des mortels de percevoir cette animosité ambiante. Si ce n’est, quand même, devant un fait pourtant criant, mais trop ancré dans le quotidien des habitants de ces terres : les rocchus ne se mélangent pas. Oh bien sûr, en de rares endroits, ils se rapprochent les uns des autres, mais ce n’est jamais pour sympathiser. Avez-vous déjà vu un rocchus bleu-mauve rire aux éclats avec un rocchus rouge ? (ndlr : c’est une question piège, les rocchus n’ont évidemment pas de bouche pour se gausser ; en revanche, c’était l’occasion de placer une blague hilarante, mais qui ne ferait probablement pas beaucoup rire les rocchus). Non, si les rocchus flirtent parfois les uns avec les autres, c’est davantage pour se jauger, et se mesurer les uns aux autres. Malheureusement, tous se heurtent au même constat : tous les rocchus ont la même taille. Certains s’en sortent parfois à ce jeu, à la faveur d’une dune un peu plus haute que la dune voisine. Mais les rocchus sont rarement dupes. Ainsi, les populations bleu-mauves, rouges, jaunes et vertes ont évolué indépendamment les unes des autres, développant ainsi un caractère propre. Il faut en effet bien comprendre une chose sur les rocchus : ils ne sont pas égaux. Une hiérarchie établie par les dieux élémentaires depuis bien longtemps, et qui ne peut souffrir d’aucune contestation : les rocchus bleu-mauves sont les plus faibles, puis viennent les rocchus rouges, les rocchus verts, et pour finir, les rocchus jaunes. En quelques lignes, il serait possible de les résumer ainsi : - Les Rocchus Bleu-Mauves, aussi appelés « les Bonnes Pâtes » : ce sont les plus nuls, les plus mauvais, et les plus bons-à-rien de la famille des rocchus. L’avantage, c’est qu’ils le savent, et qu’ils l’acceptent. Du moins, ils ne le contestent pas, et ne seraient de toute façon pas assez intelligents pour le faire. Ils sont ainsi plutôt faciles à vivre, et plutôt gentils. Trop gentils même, car ils encaissent toutes les railleries de leurs aînés (peut-être sont-ils trop idiots pour les comprendre ?). - Les Rocchus Rouges, aussi appelés « les Rocailles » : les éternels avant-derniers, et qui savourent le plaisir de ne pas être les plus mauvais, même si dans le fond, ils ne sont pas franchement meilleurs. Ils utilisent ainsi le peu d’énergie qu’ils ont pour enfoncer, écraser et martyriser plus faibles qu’eux, et ne font qu’une bouchée des bleu-mauves qui se laissent faire sans broncher. Certains érudits déviants les qualifient parfois même de « connards » dans la littérature. Bien que l’origine de ce mot n’ait pas été retrouvée dans les écrits, paraît-il qu’il représente parfaitement le stéréotype du rocchus rouge. - Les Rocchus Verts, aussi appelés « les Porteurs d’Espoir » : les éternels seconds, dont l’espoir ne tarit pas d’un jour renverser ces abjects rocchus jaunes qui n’ont cesse de se glorifier. Ils ne sont pas les meilleurs, et ils le savent. En découle une humilité qui leur fait honneur, et qui se ressent dans chacune de leurs paroles, et dans chacun de leurs actes. Ils défendent ainsi souvent leur congénères bleu-mauves, et n’apprécient guère les rcchus rouges, qu’ils considèrent comme les Suprématistes du pauvre. - Les Rocchus Jaunes, aussi appelés « les Suprématistes » : ils représentent la forme la plus évoluée et la plus puissante des rocchus. Ils le savent et ils aiment le faire savoir. Toutefois, comme cela ne souffre d’aucune contestation, ils parviennent à le faire de manière relativement distinguée, à la différence des rocchus rouges. Mais au fond, la vérité, c’est qu’ils se font cramer leur faciès de terre séchée par le dragon incendiaire, autant que n’importe quel autre rocchus. Et cela a tendance à leur rappeler qu’ils restent à la tête d’une bien piteuse famille. Il faut donc éviter de trop les titiller, car les Suprématistes sont très susceptibles. Oui, le rocchus est une espèce colorée de sentiments multiples, et difficiles à concilier. Pourtant, depuis quelques années maintenant, les aventuriers avaient repeuplé Melrath et ses alentours, et peu à peu, les rocchus se faisaient décimer. D’abord pour leurs éclats. Fort heureusement, les rocchus avaient compris qu’il était dans leur intérêt de se laisser facilement dépouiller de la sorte. Les éclats devenant communs pour les aventuriers, la traque des rocchus n’en était que plus modérée. Une stratégie plutôt brillante esquissée par les rocchus jaunes. Mais bientôt, les humains réalisèrent qu’il était possible de les dépouiller davantage. D’un sceau de résurrection jalousement gardé, ou d’un élégant cristal de roche dissimulé au cœur de leur enveloppe de pierre. Bien plus utiles, plus rares, et plus chers à la revente. Le massacre s’intensifiant, et pour la survie de l’espèce, il n’était plus question de se laisser abattre – littéralement. Il était temps de mettre de côté ses différends, et d’avancer d’un seul bloc. Mais les murailles à outrepasser semblaient infranchissables.
  16. La Danse du Dragon. *** Que de battements sempiternels, A fendre et à traverser le ciel, A rompre et disperser les nuages, Et à marquer du feu son sillage. *** Serait-ce pour lui chose interdite ? D’un jour peut-être, marquer le pas, Serait-ce pour lui chose proscrite ? D’un jour peut-être, cesser cela ? *** Du sol pourtant, où les flammes germent, Jamais vous ne saurez distinguer, Au coin de ses yeux, qui se referment, Des larmes qui ne sauraient couler. *** Il faut bien dire, qu’aussitôt nées, Par cette chaleur, environnées, Ces gouttes de peine, évaporées, Et la tristesse, dissimulée. *** Pourtant, cette impitoyable danse, Qui jamais ne freine sa cadence, Un mortel assaut, l’achèvera, Et de son sort, le délivrera * Hephaistos.
  17. Le noir. Total et insondable. Tout s’était subitement réduit à cette obscurité implacable. De lui, il ne restait plus rien de palpable. Tout son être s’était évaporé, évanoui sans un bruit et sans l’ombre d’un avertissement. Ne subsistait que sa conscience, qui crépitait de mille petites étincelles de pensées qui s’entrechoquaient sans discontinuer. Que lui était-il arrivé ? Il connaissait si bien la mort, sa froideur et sa noirceur. Mais ce n’était pas ça. L’obscurité était bien là, indubitablement, mais elle ne l’effrayait pas. Il avait des siècles durant semé et cultivé cette obscurité. Il en avait récolté de puissantes ténèbres. Tout cela lui était si familier, presque intime. Ce n’était pas l’absence de son corps, non plus. Il avait bien trop côtoyé la mort pour se lamenter d’avoir perdu toute enveloppe charnelle. C’était ce manque, profond, incommensurable, qui lui étreignait les tripes. Il était seul. Horriblement seul dans ce vide infini. Tout lui avait été ôté, y compris lui. Où était-il ? Errait-il-lui aussi dans un vide infini ? Se souvenait-il de lui ? Lui était-il arrivé un autre malheur ? Le reverrait-il ? L’effleurerait-il encore ? Doucement, son cœur se pétrifiait, convaincu que tout s’arrêterait là, sous le coup de quelques absurdes volontés divines. Il aurait bien préféré n’être plus rien, n’être qu’une fumée éphémère et vidée de toute émotion. Pourtant son cœur vibrant et son esprit séduit étaient toujours là, flottant dans le néant. Ses sentiments, éparpillés dans les ténèbres, mais pas moins vivides. Cruel que ce châtiment qui lui était imposé. Cette union était-elle si dérangeante ? Perturbait-elle tant l’équilibre du monde au point qu’il fallût la couper aussi nette qu’une épée fendant la chair ? Aucune réponse, pourtant, ne lui parvint. Pas même un écho. Le temps s’écoulait sans livrer le moindre indice. L’éternité semblait avoir commencé, et elle commençait sans lui.
  18. Sous leurs pieds qu’ils offraient au vide, s’étendait toute l’immensité du monde. Le chemin des cimes sinuait entre les touffes d’herbes enneigées, redescendait progressivement puis dévalait ensuite vers des terrains de plus en plus arides avant de se fondre dans une masse indistincte de dunes molles, occasionnellement plantées de palmiers isolés qui vacillaient sous le vent sec du désert. Plus loin, les plaines beiges se recouvraient à nouveau d’un voile verdoyant, disparaissant par endroit sous des dizaines d’arbres serrés les uns aux autres. Irliscia. Au-delà encore, le bleu de l’océan miroitait paisiblement, avant de rejoindre l’horizon lumineux qui semblait marquer la limite de ce monde. D’un regard ils parvenaient à saisir cette myriade de paysages successifs, qui abritaient autant la vie que la mort, qui couvaient mille teintes sombres et mille couleurs chatoyantes, où sévissait autant la haine que se répandait la paix. D’une main il pouvait comme saisir ce territoire si vaste. Et au-dessus de ce monde qui s’agitait, ils étaient là, collés l’un à l’autre, contemplant le même horizon, les yeux perdus dans la même direction. Le froid qui les environnait ne semblait pas les atteindre, tout frissonnant qu’ils étaient pourtant. Mais ces quelques frissons venaient d’ailleurs. De cette proximité qui les déconcertait autant qu’elle les emplissait d’une sensation apaisante et chaleureuse. Leurs mains liées, ils ne décollaient pas leur regard du ciel, au creux du lequel le soleil ne freinait jamais sa course. Brûlant, éblouissant, il sillonnait le ciel d’azur, avant de plonger vers l’horizon dans une douceur incandescente. Pour quelques heures, il se reposait, jalousement enfoui sous les ténèbres qui lui succédaient, avant de rejaillir, plus brillant encore, pour un nouveau cycle. Et cela pour l’éternité. Et alors qu’il contemplait ce spectacle d’ombre et de lumière, Hephaistos réalisa que c’est ce qu’il voulait pour eux. Une éternité à brûler de mille feux, une éternité à sillonner un ciel sans nuage, une éternité à sombrer, pour rejaillir plus brillant encore. Encore et encore. Jour après jour, nuit après nuit. Avec lui. Il avait déjà l’éternité pour lui. Il avait déjà écoulé sa vie humaine. Il avait aussi rendu son âme solitaire et son cœur inviolable. Il ne pensait pas que quoique ce soit d’autre lui fût permis. Il ne pensait pas que cet homme lui fût permis. Et pourtant, Bartimeus était là, à ses côtés, à ne plus le quitter. Et jamais il ne l’aurait laissé faire, de toute façon. Du haut de cette falaise sur laquelle il était juché, il aurait crié au monde que cet homme était le sien. Peut-être trouverait-il un jour le moyen que ce monde l’entende.
  19. Ce n’était qu’une petite fille. Triste et éplorée, elle ne quittait plus les lieux. A chaque fois qu’il passait dans ce recoin de Melrath, il la trouvait là, agenouillée à même le sol sableux, la robe salie de traînées brunes et verdâtres, les yeux rougis par la peine et gorgés de larmes qui n’en finissaient de tomber. Elle restait pourtant mutique. Pas plus bavarde que la masse de cailloux qui s’empilaient devant elle. Des centaines de formes, plus ou moins émoussées, offrant mille nuances de gris, entassées les unes sur les autres, solidement ancrées dans une masse vaguement pyramidale, et s’élançant mollement vers un sommet qui dépassait très largement la jeune enfant. Elle récupérait l’un de ces petits graviers, et l’envoyait de toute sa fureur vers la mère de roche qui l’avait enfanté. Le caillou s’écrasait sur elle, dégringolait ensuite, et finissait inlassablement sa course à ses pieds. C’était une triste danse dans laquelle se réengageait la jeune fille, toute la journée durant. Un jour, Hephaistos l’approcha. Tout menaçant, vêtu de sa sombre cape, de sa hache bouillonnante sous un écrin de glace, de sa peau plus grise qu’un ciel d’automne, elle ne broncha pas, absorbée par son rituel. Il s’abaissa à sa hauteur, et la fixa avec intensité, espérant rompre le silence dans lequel elle s’était emmurée. Sans réponse de sa part, il lui posa la question simplement : « Que fais-tu ici ? » L’endroit n’était pas sûr. Hephaistos le savait bien, lui qui avait tant arpenté ces rues dans l’espoir d’y faire couler le sang. Mais son cœur n’était plus tout à fait le même. Longtemps éteint, il s’était ravivé de quelques lueurs. Il se surprenait alors presque à s’attendrir pour la jeune fille, même si le goût du sang ne l’avait pas abandonné. Étonnamment, mais sans détourner ni son attention, ni son regard, la jeune fille lui répondit. « Je ne peux plus quitter cet endroit. Mon père a été assassiné, ici-même, je le crois. Il récupérait des centaines de ces cailloux, y passait ses journées, et les sculptait la nuit dans son atelier. Il a même participé à la reconstruction de la ville. Je ressens sa présence ici-même, dans cet immense amas de graviers. Il n’avait que moi, et je n’avais que lui. Je ne peux pas l’abandonner. Jamais » Puis ce fut tout. Son histoire racontée, elle se terra de nouveau dans son mutisme. L’igné ne parvint jamais à lui extraire un mot de plus. Quelques journées passèrent, et il continua de l’observer. A vue d’œil, la jeune fille dépérissait. Ses yeux se creusaient, son corps maigrissait. C’était à peine une ombre qu’on ne distinguait plus sur le bord du sentier. Un soir, alors que le crépuscule venait nimber d’orange les murailles de la ville, l’igné s’approcha à nouveau d’elle, comme il l’avait fait la première fois. Comme il s’y attendait, elle ne montra aucune réaction. Pas même un frémissement. C’était à se demander si elle était encore consciente de son environnement. Agrippant fermement le manche de son arme, le guerrier recula d’un pas, prit une profonde inspiration, et dans un mouvement net, fit dessiner à Iverness un arc de cercle qui acheva sa courbe dans le poitrail désormais béant de la jeune enfant. Déjà, le givre de son arme venait figer les ruisseaux de sang dans un froid éternel, tandis que le tranchant bouillonnant venait dévorer d’un feu ardent ses entrailles. Il n’y avait pas de subtilité possible avec une arme pareille. Elle gémit quelques instants, tandis qu’elle se vidait, souillant les quelques graviers qui couvrait le sol. Son souffle haletant ralentit, puis cessa. Sa main, qui s’accrochait encore fermement au dernier caillou qu’elle avait saisi, finit par lâcher prise, s’entrouvrant légèrement, et laissant rouler au dehors ce petit bout de roche. Toute la nuit qui suivit, il mina sans cesse ce tas de petits cailloux, récupérant des centaines et des centaines de graviers. Peu à peu, le corps de la jeune fille disparaissait sous un linceul de pierre, l’enveloppant – il l’espérait – de la présence chaleureuse de son père. Mille cent. Voilà le nombre de graviers qu’il dut extraire pendant cette longue nuit. Il n’en avait pas fallu moins pour recouvrir entièrement la jeune fille, et la laisser reposer en paix. Personne n’en saurait jamais rien, mais le guerrier savait au fond de lui qu’il avait étrangement bien agi. Bien sûr, c’était sa hache qui avait brisé le destin de cette jeune fille, lorsqu’il avait croisé son père quelques lunes plus tôt. Il le savait pertinemment. Mais d’une certaine manière, il avait rétabli l’équilibre, dans un au-delà que nul ne serait là pour contempler.
  20. Des journées durant, il avait résisté. Des nuits entières il s’y était dérobé. Il ne participerait pas à cette mascarade. Cette joyeuse chasse au renne, pour le nourrir, pas pour l’abattre. On entendait presque ses clochettes tinter par-delà les étendues sableuses du désert de Melrath. Un matin, il le réveilla. Il était en face de lui, assis sur le lit adjacent, à le regarder avec des yeux tendres. Ses grandes ailes ployaient légèrement derrière lui. Cela lui arrivait souvent dans des situations d’embarras, ou de gêne. Les mots lui brûlaient les lèvres, mais pas un son n’en sortait. Il n’osait pas. Hephaistos le regardait. Le contemplait même. Comment ne pas le faire. D’un signe de tête, il lui fit comprendre qu’il pouvait s’exprimer sans crainte. « Viens avec moi »… avait-il susurré. « Pour aller où ? » lui rétorqua l’igné. « Poursuivre M. Reine. En finir une fois pour toute avec cette absurdité. » L’igné hésitait. Participer à cette délirante entreprise lui était impossible. Il ruminait cela depuis des jours. Il voyait même certains de ses comparses s’y joindre. Mais pour lui, c’était catégorique. Il eut préféré se jeter des plus hautes falaises des cimes enneigées, ou se laisser engloutir par les eaux croupies du marais. C’eut été un châtiment plus doux. Pourtant, Bartimeus se tenait devant lui, avec une simple requête. Il ne s’agissait plus de chasser un renne. Il s’agissait de passer un peu de temps en sa compagnie. Le temps est une étrange créature, si précieuse. Il ne le savait que trop bien, lui qui avait maintes fois capturé ce précieux temps à bien des âmes, vidant d’un coup de lame les derniers grains du sablier. « D’accord. » En un mot à peine, il avait envoyé valdinguer son cœur opiniâtre et sa fierté irrépressible. Il ne s’y attarda pourtant pas, et déjà, il prenait la route du désert, suivant le mage de près. Des heures durant, ils arpentèrent les recoins des alentours de la capitale, tantôt à fouler le sable du désert, parfois à s’adresser à des puits maçonnés en pierre. Le guerrier avançait machinalement dans l’énigme concoctée par les FNous, sans vraiment y réfléchir. Il se contentait de profiter de la balade. De sa proximité. Ici et là, ils se jetaient des regards qui traduisaient milles paroles. Sans jamais le verbaliser, ils éprouvaient leurs sentiments, un peu plus chaque jour. Comme toujours dans les moments les plus savoureux, le temps fuyait aussi rapidement que le soleil qui tombait à l’horizon. Il aurait voulu le retenir un peu plus, le garder suspendu quelques instants de plus. Mais c’était une créature trop insaisissable pour se laisser ainsi soumettre. Alors il traînait des pieds, pour être encore plus lent que lui – et c’en était une de prouesse ! Le temps s’étira un peu, imperceptiblement. Et c’était déjà bien assez. Ce qui ne devait être qu’un périple douloureux devint une échappée curative. Cela lui avait fait du bien. Il ne savait plus vraiment ce que cela faisait, de simplement se sentir bien. Des journées durant, il avait résisté. Des nuits entières il s’y était dérobé. Pas cette fois.
  21. Tout cela était tellement loin, dans le temps, comme dans son esprit. L’igné n’avait que peu de souvenirs de son passé humain, quand sa peau rosée prenait encore la couleur du soleil. Depuis si longtemps, il arpentait ses terres sous son manteau de cendres, laissant dans son sillon les trainées de sang et les destins funestes. *** Le mal était sa seule relique. Le seul lambeau de son être qui avait subsisté. Qui avait toujours été là. Qui l’avait accompagné du monde des vivants à la contrée des morts. C’était son équilibre. Tout le reste avait été oublié, balayé par d’autres souvenirs plus sombres et plus sanglants. Il n’avait donc plus grand-chose d’humain, si ce n’est son apparence – et encore. Son âme était morte depuis trop longtemps pour réveiller quelques souvenirs enfouis. Il n’appartenait qu’à la mort, et aux Au-Delà. Le reste était de trop, encombrant et lestant son être, entravant le chemin qui le menait à la destruction de toute forme de vie. *** Mais cela changea. Doucement, et insidieusement, cela changea. Il n’avait pas peur de la solitude. Pourtant, étrangement, il se trouva réconforté par une présence, par une chaleur. Pas cette chaleur annihilatrice à laquelle il était habitué. Une chaleur douce et bienfaisante. Elle était à ses côtés depuis longtemps, mais depuis quelques temps, elle se faisait ressentir plus proche encore, plus intense. *** Dans la forteresse, comment ne pas l’apercevoir. Toujours paré d’un blanc immaculé, et suivi de deux grandes ailes, élancées et dessinées selon une courbure parfaite, d’un bleu plus profond que l’océan. Son torse glabre n’échappait jamais au regard de quiconque. Le magicien était simplement beau. Et le destin l’avait doté d’une exceptionnelle lenteur, assurant à tous une contemplation longue et intense. Sa simple présence était douce et rassurante. Elle lui faisait du bien. *** Un homme épris d’un autre. Un mort épris d’un vivant. L’infinie noirceur tournée vers une blancheur absolue. Ils seraient nombreux à y voir une défiance de l’ordre établi, une déviance même. Les doigts accusateurs, les regards dégoulinant de jugement. Pas en leur sein évidemment, les Au-Delà cultivant la différence sous toutes ses formes. Il n’y avait pourtant rien d’autre qu’un peu de chaleur, au fond de leurs cœurs. La déviance, il y en avait assurément. *** La déviance, c’était ces hommes multipliant les coups de poings ou les sorts d’initiés, oubliant qu’ils sont dotés d’une arme et d’attaques dévastatrices. La déviance, c’était ces magiciens s’essayant à un soin, désespérant devant l’ombre d’une hache qui s’apprête à les fracasser. La déviance, c’était ces âmes déboussolées, assassinées par un cœur vicieux, saluant à peine la recycleuse pour revenir chercher la Mort, au même endroit, par le même cœur vicié. *** Mais ce n’était pas ça.
  22. La Diatribe du Plantovor Au cœur du marais nauséabond, Tous entassés, tels des rangs d’oignons, De verdoyants reflets ils arborent, Jamais pourtant ils ne vous dévorent. *** Oh non, ces bêtes-là sont bien lâches, Elles gesticulent sans panache, Laissent dégouliner sans audace, Un filet de salive bien crasse. *** Certes cette bave, sans effort, D’un trait englouti vous revigore, Il est pourtant sot d’imaginer, Que cette aide vienne vous sauver. *** Car face à la horde du chaos, Fondant sur vous dans un vif assaut, La bave qu’il vous aurait fallu, Gît dans une autre bouche goulue. Hephaistos.
  23. La Complainte de l’Arbre Millénaire. Il était un arbre millénaire, Jonché sur son éperon de pierre, ~ Son tronc, immuable face aux vents, Effleurait le ciel, tel un géant. Ses branches, frissonnant sous la bise, Semblaient s’échapper de son emprise. ~ L’arbre vieillissait, las de ces âges, Où les grandes guerres faisaient rage, Où les éléments, entremêlés, Faisaient saigner les cœurs et les plaies. ~ Ses profondes racines étouffaient, Sous le lit d’une terre putride, Et son bois doucement s’asséchait, Offrant des bouts d’écorces au vide. ~ Et pourtant, quand arrivait l’été, De l’arbre toujours naissaient des fruits, Bien plus rares, bien sûr, ils étaient, Mais leur couleur était si jolie. ~ Parmi eux, il y en avait certains, Que l’on priva d’être ainsi vêtu, Marqués par la couleur du déclin, Noircis par la mort du vieux feuillu. ~ Ces quelques fruits pourtant s’accrochaient, A ce vieux père qui les eût créés, Mais l’arbre, craignant trop l’agonie, Les fît choir, espérant sa survie. ~ Et tandis que l’arbre millénaire, Succomba au baiser de l’hiver, Tous les fruits tombés se relevèrent, En de nouveaux arbres millénaires. Hephaistos.
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